Pierre Étaix a beau être un clown, il n’a pas beaucoup apprécié le bien mauvais tour qui lui avait fait perdre ses droits et qui avait rendu ses films invisibles depuis des années. Après un long imbroglio juridique, la partie est gagnée. C’est donc presque « comme par magie » que sort de son chapeau l’intégrale de ses films – cinq longs métrages et trois courts – que l’on pensait disparue à jamais. Le très beau coffret édité par Arte Éditions et Studio 37 est l’occasion de découvrir l’œuvre cinématographique – poétique et burlesque – d’un artiste inclassable, dessinateur, gagman, metteur en scène, clown, cinéaste, affichiste, graphiste, poète.
LES AVENTURES DE MONSIEUR ÉTAIX
Détour par Fellini : l’ironie tragique des Clowns (1970)
Lorsque Fellini réalise en 1970 un film-enquête sur les clowns, il va naturellement à la rencontre de Pierre Étaix, époux d’Annie Fratellini, petite-fille du mythique clown Paul Fratellini. Annie aussi appartient au monde du cirque : elle est même la première femme Auguste. Pierre aussi est de ce monde : un monde qu’il a mis en scène en tant que réalisateur dans Yoyo, dont on voit justement l’affiche dans cette scène du film de Fellini. Yoyo, sorti en 1965, avait été un immense succès public et critique, et il avait reçu le Grand prix de la Jeunesse au festival de Cannes, et le Grand prix de l’office catholique international du cinéma au festival de Venise. Tragique ironie de cette affiche visible dans le film tourné par Fellini en 1970 : car c’est l’année du dernier film de Pierre Étaix, Pays de Cocagne, très mal reçu par la critique et le public. Après cela, le cinéma de Pierre Étaix entrera dans une longue période d’hibernation forcée, dont il faillit bien ne jamais se remettre.
Dans cette séquence des Clowns, Federico Fellini est invité chez Pierre Étaix et Annie Fratellini, afin d’y visionner un document rare : un film de 1924 sur les trois mythiques frères Fratellini, les clowns Paul, François et Albert. Une quasi « séance de spiritisme », disent-ils. Mais l’évocation cinématographique tourne court : Pierre Étaix ne parviendra pas à projeter le film, car la pellicule se casse à la première tentative de visionnage, et brûle à la seconde. Soyons assurés que cet échec n’est pas pour déplaire à Fellini, qui se soucie en réalité bien peu de reproduire dans ses films des documents d’archive, et en profite dans la séquence suivante pour re-créer à sa manière un numéro du trio Fratellini. Mais l’inquiétude fellinienne quant à la fragilité des images cinématographiques – angoisse baroque de la disparition – est ici, en 1970, étonnamment prémonitoire de la destinée des films, non plus des Fratellini, mais de Pierre Étaix. Car la sortie en 2010 de cette « intégrale Étaix » en dvd et en salle est une petite résurrection : rendus invisibles pour des questions de droit pendant près de vingt ans, les films d’Étaix s’étaient tellement dégradés qu’ils menaçaient de disparaître purement et simplement.
« Saint Antoine de Padoue, priez pour nous »
Dans un court-métrage de protestation, Pierre Étaix et le co-auteur de quatre de ses films, son ami Jean-Claude Carrière, avaient dénoncé, sur un mode comique, cette disparition. Le Soupirant, Yoyo, Tant qu’on a la santé, Le Grand Amour et Pays de Cocagne deviennent cinq pièces de monnaie, que Pierre Étaix fait disparaître chacune leur tour dans un numéro de prestidigitation satirique, tandis que Jean-Claude Carrière joue l’étonné face à ce tour de passe-passe incompréhensible. Il ne leur reste alors plus qu’à prier Saint Antoine de Padoue, le patron des causes perdues. Il valait mieux en rire qu’en pleurer, certes, et Pierre Étaix, artiste burlesque rompu aux clowneries en tous genres, n’a pas le rire dans sa poche. Mais les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, et l’imbroglio juridique qui opposait les deux auteurs à la société Gavroche durait depuis trop longtemps déjà. Sur les conseils « avisés » de son avocate, Maître Francine Wagner-Edelman, Pierre Étaix avait en effet accepté que cette société assure la restauration et la mise en exploitation de ses films, pour se rendre compte ensuite que ladite société, par ailleurs gérée par Alain Wagner, frère de l’avocate avisée (elle même actionnaire de cette société décidément bien intentionnée…) non seulement n’en faisait rien, mais l’avait également dépossédé de ses droits. Ah, on oubliait : l’avocate – par ailleurs spécialiste du droit d’auteur – était également actionnaire de la société. Il y aurait bien d’autres éléments à apporter à ce dossier bien plus complexe que ce qui est rapidement esquissé ici, mais l’on comprend déjà mieux pourquoi la comédie avait viré à la tragédie. Car pendant tout ce temps, la société fantôme laissait les films dormir dans leur boîte. Dormir, c’est mourir un peu : beaucoup même… Car au-delà de la délicate question des droits, c’est la conservation de ces films qui était en jeu. Le temps était compté.
Happy end
C’est là le pitch d’un scénario catastrophe, mais heureusement, les happy ends n’existent pas que dans les films hollywoodiens. Après des années de procès et une mobilisation internationale, Jean-Claude Carrière et Pierre Étaix ont retrouvé les droits de leurs films en avril 2010. La Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma, déjà à l’origine de la restauration des Vacances de Monsieur Hulot, de Jacques Tati, ont alors entrepris un remarquable travail de restauration, supervisé par Pierre Étaix, qui a permis de retrouver les couleurs, sons, formats et versions des films tels que souhaités par leurs auteurs. Visibles en salle depuis juillet, les huit films d’Étaix font l’objet d’un beau coffret édité par Arte Éditions et Studio 37, avec, bien sûr, bonus et livret d’accompagnement, composé spécialement par Pierre Étaix pour l’occasion.
QUE LE SPECTACLE COMMENCE…
Que la lumière soit…
Chaque artiste aime à construire le mythe de sa vocation. C’est par ce récit que commence le documentaire réalisé par Odile Étaix, intitulé Pierre Étaix, naturellement. Le clown Étaix, assis à sa table de maquillage, se grime avant d’entrer en scène, et il raconte sa première fascination pour le monde du cirque. C’est le récit d’un éblouissement devant des costumes de lumière, faits de paillettes et de strass. « Ce qui s’est passé, c’est que j’ai eu envie de faire ça, éperdument », conclut-il. La réalisation cinématographique n’est qu’une partie d’une vie artistique protéiforme, qui s’origine dans une attirance pour la magie du spectacle, pour les « numéros ». Dans le livre La Grosse Tête, sorte d’autobiographie en textes et en images accompagnant les cinq DVD, Pierre Étaix reproduit le texte d’une rédaction qu’il avait composée en 1940, en classe de 5ème. C’est ainsi qu’il commençait :
« Que de beaux projets je fais le soir avant de m’endormir ! Je me vois clown, mais grand clown ! […] Puis après réflexion je me vois artiste de cinéma, un autre Fernandel. […] Les deux carrières me tentent mais je reviens toujours à ma première idée : Oui, c’est décidé, je veux être clown ! Et si vous voulez, je vais vous donner une petite représentation ! Je suis à Médrano. [etc.] »
De 1958 à 1961, Pierre Étaix se produit dans des cabarets et music-halls, comme les Trois Baudets, l’Alhambra et surtout l’Olympia, où son personnage se rend dans son premier film, Le Soupirant. En 1960, il s’y produit même dans le spectacle qu’y met en scène Jacques Tati, Jour de fête. Plus tard, il rencontre Annie Fratellini, qu’il fait jouer dans son quatrième film, Le Grand Amour. Mais elle est aussi sa partenaire sur scène : lui qui a toujours joué les rôles d’Auguste lui donne, en tournée, la réplique en clown blanc. C’est avec elle qu’il fonde, en 1973, l’École Nationale du Cirque. Qu’y a‑t-il, dans l’univers du cirque et du music-hall, qui puisse expliquer son attrait pour le cinéma ? « C’est par la magie que le cinéma a commencé à m’intéresser », écrit encore Pierre Étaix dans La Grosse Tête. Cette magie des trucages – des « trucs » – que Méliès, cet autre dessinateur, magicien, metteur en scène illusionniste, avait su faire passer de la scène théâtrale à l’écran de cinéma. En 1988, dans le cadre d’un hommage à Méliès, Pierre Étaix réalise d’ailleurs un beau court métrage en images de synthèse, Le Cauchemar de Méliès, d’après un scénario original de Méliès (« Rêve d’artiste »).
Le Soupirant (1962), rêve d’étoiles et music-hall
Son premier long métrage, Le Soupirant, réalisé en 1962, s’ouvre d’ailleurs sur des dessins d’une planète inconnue, surface désertique de lacs et de montagnes, qui nous évoque Le Voyage dans la lune, de Méliès. Une fusée est sur le point de décoller… qui s’avère n’être en réalité que le stylo de Pierre, plongé dans des calculs d’astronomie. La magie du cinéma, c’est déjà ce jeu d’échelle, qui fait d’un stylo une fusée. C’est là une entrée en matière parfaitement burlesque, si tant est que le burlesque est à l’origine un art du décalage, qui consiste à traiter un sujet noble dans un style bas : l’astronomie mise en scène avec un stylo. Ouverture qui caractérise aussi à merveille Pierre, le personnage créé par Pierre Étaix comme Charlot est la création de Charlie Chaplin, et qui traverse tous ses films à l’exception de Pays de Cocagne : celui d’un personnage lunaire, prenant facilement ses désirs pour des réalités. C’est cette tendance au fantasme qui constitue l’argument principal du Soupirant et motive l’intervention d’une magie cinématographique : Pierre décide soudain de laisser de côté ses calculs mathématiques et ses dessins géométriques pour se trouver une épouse, mais il ne revient pas sur terre pour autant. Il s’invente bien plutôt toutes sortes de scénarios, et se met littéralement en scène avec diverses figures féminines, qui apparaissent et disparaissent au gré de son imagination. Puis il ira tenter sa chance dans les rues et les cafés de Paris, avant de s’éprendre de la bien-nommée Stella (« l’étoile »), star du cabaret L’Olympia. S’introduisant dans les loges des artistes, il y multipliera les maladresses, occasions pour l’acteur Pierre Étaix d’introduire dans le film ses propres numéros de music-hall, comme le numéro de la chaise qui se démonte.
Yoyo (1964), poésie et nostalgie
Dans son deuxième long métrage, Pierre Étaix passe du music-hall au cirque. Yoyo raconte en effet l’histoire d’un milliardaire qui habite, dans une apparence de luxe, de calme et de volupté, un somptueux château. De cliché en cliché, on suit un personnage-pantin aux gestes réglés comme un métronome. Heureusement pour lui, l’Histoire vient mettre son grain de sable dans cette mécanique trop bien huilée : la crise de 1929 le ruine, et il retrouve son amour de jeunesse, une écuyère qui se produit avec un fils qui est aussi le sien, et dont il ignorait l’existence. C’est le temps de la vie nomade et heureuse, des voyages en roulotte et des spectacles donnés dans les petites villes. Avant que la (mauvaise) fortune ne revienne, grâce à sa compromission avec l’industrie télévisuelle. Film remarquablement abouti, Yoyo insère dans le déroulement historique la destinée de son personnage, tout en faisant du cirque le lieu de retrouvailles avec les rêves de l’enfance. Force est, là encore, d’évoquer Fellini : car Étaix lui rend hommage dans le film, par toutes sortes de clins d’œil, dont le plus évident est cette affiche annonçant ainsi le spectacle : « Représentation à 8h½ », qu’il pose par mégarde à côté d’une affiche indiquant « Zampano et Gelsomina, ce soir à 8h½ ».
Dans La Grosse Tête, Pierre Étaix écrit d’ailleurs : « Si j’ai réalisé Yoyo c’est grâce à 8 ½ de Fellini. » Aucun rapport apparent entre les deux films, puisque 8 ½ ne parle pas du cirque. Mais les affinités sont évidentes et multiples : à commencer par l’intrusion du passé dans le présent, sous la forme de la mémoire et de la nostalgie. (Précisons qu’en revanche, Étaix n’aimera pas du tout ce que Fellini fera du monde du cirque dans Les Clowns).
C’est un monde d’une incroyable poésie qu’Étaix peint avec sa caméra. Parler de peinture est loin d’être hors sujet dans le cas du cinéma d’Étaix, dessinateur, graphiste, affichiste. N’est-ce pas, d’ailleurs, avec la peinture, qu’il joue dans ce plan pastichant L’Angelus de Millet ?
Plus loin, c’est à la poésie de Chaplin qu’il renvoie, en remettant en scène, à sa manière, la scène de la mappemonde du Dictateur.
LE BURLESQUE
L’Oncle Tati
Pierre Étaix est « entré en cinéma » en 1954, avec Mon oncle, de Jacques Tati, pour lequel il a été dessinateur, gagman, puis assistant réalisateur. La maison de Mon oncle, c’est lui qui l’a dessinée. Dans le documentaire Pierre Étaix, naturellement, il raconte un Tati exigeant, peut-être même un peu cruel, dont le mot d’ordre invariable était « Travaillez, travaillez ! Travaillez !!! », et qui n’hésita pas, à l’occasion, à tenter de s’approprier son travail.
Pierre Laurel et Jean-Claude Hardy
C’est d’ailleurs, en 1958, sur Les Vacances de Monsieur Hulot (le roman, pas le film) qu’il rencontre son âme sœur en écriture burlesque : Jean-Claude Carrière écrit le roman, Pierre l’illustre. Le tandem s’amuse à parodier l’idée du couple burlesque en se faisant photographier en Laurel et Hardy, mais la collaboration s’est située ici au niveau de l’écriture. Plus que co-scénariste, Jean-Claude Carrière est le co-auteur des films de Pierre Étaix. La création du personnage de Pierre dès le premier court métrage en 1961 (Rupture), l’invention des gags, l’élaboration du scénario : les films « d’Étaix » ont été écrits à quatre mains. Pierre Étaix poursuit l’œuvre commune dans la réalisation : il « écrit dans l’espace », pourrait-on dire en reprenant le titre d’un film réalisé en 1989 par le cinéaste, J’écris dans l’espace, premier film de fiction en omnimax réalisé pour la Géode. Il donne corps, aussi, au personnage pensé à deux, à cet élégant rêveur, ce Pierrot un peu lunaire dont le permanent décalage par rapport au monde qui l’entoure crée le jeu – la distance – nécessaire pour une mise en question dudit monde.
Le détournement d’objets
Les scénarios de Pierre Étaix et Jean-Claude Carrière sont assez minimalistes : il s’agit avant de tout de partir du quotidien, de la banalité, pour les mettre à feu par le langage cinématographique, en épuiser toutes les virtualités comiques d’une situation banale. Écrire une lettre à sa fiancée (La Rupture), rentrer chez soi à l’heure de pointe (Heureux anniversaire), prendre des médicaments (Tant qu’on a la santé) : la tournure des événements n’est jamais moins prévisible que lorsque Carrière et Étaix ont décidé de les manipuler, de les retourner dans tous les sens. Dans cette réécriture du quotidien, les objets semblent animés d’une volonté propre, comme cet encrier et ces plumes réfractaires à l’écriture d’une lettre de rupture, dans La Rupture. Ils se révèlent trompeurs, comme, dans Yoyo, ces tableaux de natures mortes dans lesquels on peut se servir une carafe et un verre : trompe‑l’œil inversés, qui paraissent des tableaux mais sont des sortes d’armoires encaissées. Dans Le Grand Amour, quand Pierre se prend à rêver d’abandonner sa femme pour partir en voyage avec sa toute jeune et fort aguichante secrétaire, son imagination excitée lui fait remplacer toutes les voitures par des lits.
Une mise en scène mathématique
Graphiste de formation, Pierre Étaix a aussi étudié la technique du vitrail avec le maître verrier Théo Hanssen : le vitrail, c’est la découpe millimétrée, la composition minutieuse de l’image. Cinéaste, Étaix organise ses effets comiques avec une même rigueur mathématique : dans le documentaire Pierre Étaix, naturellement, on le voit dessiner un embouteillage, réglant les rapports des volumes avec une équerre. Les scénarios conçus par Pierre Etaix et Jean-Claude Carrière sont écrits et dessinés plan par plan. Le burlesque naît aussi bien de la composition interne de l’image que de cet enchaînement parfaitement maîtrisé des plans, qui seul peut donner au gag la saveur oxymorique de l’accident prévisible et inévitable. Dans Le Soupirant, alors que Pierre cherche en vain l’âme sœur dans les rues de Paris, il ne cesse d’être littéralement pris entre des corps féminins qui le piègent.
Cette maîtrise totale, quasi mathématique, de la mise en scène et du montage, situe Pierre Étaix dans la droite ligne de Buster Keaton, dont il dit pourtant avoir découvert les films après s’être lancé dans la réalisation. « Une bonne scène comique comporte souvent plus de calculs mathématiques qu’un ouvrage de mécanique », disait Keaton. Il est bien vain, en réalité, de chercher une filiation directe avec l’un ou l’autre des maîtres du slapstick, et l’une des dernières réalisations de Pierre Étaix – une réalisation, disons, « semi-cinématographique – permet d’envisager sous un jour plus intéressant sa relation aux « pères ». En effet, à l’occasion de la rétrospective Laurel et Hardy à la Cinémathèque française, le cinéaste a rendu un très bel hommage à Buster Keaton, Max Linder, Fatty Arbuckle, Laurel et Hardy, Charlie Chaplin, les Marx Brothers, Harry Langdon, Harold Lloyd, ou W.C. Fields dans Clowns au cinéma, sorte d’objet non identifié constitué des tirages originaux de photographies réalisées par Victor Ede, mises en scène par Pierre Étaix. Étaix représente tous ces personnages burlesques en ne se fiant qu’à ses souvenirs, et en les recomposant à travers des jouets d’enfants, qu’il a créés et mis en scène pour cette sorte de « tournage photographique ». Il y a là une manière de signifier qu’il marche dans les pas des maîtres du burlesque, tout en continuant d’inventer ses propres formes, de détourner les références, les objets, les supports même : l’objet n’est ni tout à fait un livre, ni tout à fait un album photographique, ni du cinéma, mais c’est aussi tout cela.
Cinéma muet et bande-son tonitruante
Il y manque une chose, cependant, qui constitue une source fondamentale du comique dans les films d’Étaix : la bande sonore, faite, elle aussi, de toutes sortes de décalages, à commencer par l’incongruité fréquente du volume sonore. Les choses y font beaucoup trop de bruit pour être honnêtes. Comme chez Tati, le cinéma de Pierre Étaix est un cinéma muet. « Muet », au sens propre du terme : c’est un cinéma où l’on ne parle presque pas. Mais c’est un cinéma extraordinairement sonore : un cinéma, même, abasourdi.
CASTIGAT RIDENDO MORES
Tant qu’on a la santé (1965) : Le bruit et la fureur
Un cinéma abasourdi, c’est un cinéma rendu sourd par le bruit environnant. C’est, littéralement, ce qui semble être arrivé aux films de Pierre Etaix, qui opposent à la cacophonie ambiante la résistance anachronique du muet. Dès le début du Soupirant, Pierre se met des boules Quies. Regarder les films de Pierre Etaix, c’est traverser un monde de bruit et de fureur, en compagnie d’un personnage quasi muet. C’est dans Tant qu’on a la santé, troisième long métrage, réalisé en 1965, que le chaos atteint son apogée. Il s’agit d’un « divertissement en quatre tableaux » (remanié par Étaix pour cette édition 2010) : « Insomnie », « Tant qu’on a la santé », « Le cinématographe », « Nous n’irons plus au bois ». Dans « Insomnie », Pierre lit un livre fantastique, qui le plonge dans une sorte de parodie de Nosferatu, dans un univers bleuâtre, tout en ombres projetées et lignes brisées, où une jeune fille est la proie d’un vampire, qui se désintégrera au chant du coq. S’ouvrant sur un film « muet » (à sa manière), le film se clôt sur un tableau « champêtre » (toujours à sa manière…) mettant en scène l’impossibilité de trouver le calme et la tranquillité, même dans les bois. Dans « Nous n’irons plus au bois », même les oiseaux pépient trop fort, comme par ironie. Entre ces deux tableaux, c’est le chaos et la cacophonie : embouteillages, cohues, sirènes, klaxons, juke-box, flippers, marteaux-piqueurs : au point que les notes de musique d’une partition se décrochent de leur portée… Il n’est pas étonnant que dans le tableau qui donne son titre au film, « Tant qu’on a la santé », ce soit le médecin qui finisse par devenir fou.
Le Grand Amour (1968) : liberté sentimentale et narrative
Si, dans Yoyo, les personnages traversent l’Histoire, les films de Pierre Étaix, réalisés entre 1961 et 1970, constituent la satire d’une époque précise, où se voient mis en question, sinon épinglés, la télévision, la bourgeoisie, le conformisme, la publicité, l’ère de la consommation etc. Le Grand Amour, quatrième long-métrage, réalisé en 1968 et sélectionné au 63ème festival de Cannes, est un peu en retrait du burlesque. De la bourgeoisie ou de l’Amour, on ne sait trop qui fait le plus les frais de la verve satirique du cinéaste. Pierre y est un jeune homme un peu « tout fou », qui aime flirter à droite à gauche : un homme aussi un peu velléitaire, immature, qui s’étant laissé mettre la bague au doigt par Annie Fratellini, se retrouve plutôt la corde au cou, avec belle-maman et beau-papa dans les pattes, et peu de rêves en reste. Étaix aborde ici sans manichéisme la question du mariage : son film est donc, nécessairement, dans l’air du temps ; mais il n’est pas réellement de son temps. Il serait même plutôt un peu hors du temps, en réalité. Au fond, Étaix n’y dit rien d’autre que l’équilibre est difficile à trouver entre d’un côté les rêves et la liberté, et de l’autre l’amour et les engagements qu’il suppose. Narrativement, cela le conduit à donner à son film la liberté de partir dans toutes les directions, s’autorisant des fantasmes et des rêveries de son personnage, pour multiplier les récits possibles.
Pays de Cocagne (1969) : « Douce Frannnn-ceeee, cher pays…»
Quelques mois plus tard, Pierre Etaix suit la tournée du Podium Europe 1 à travers la France, tourne 40 000 mètres de pellicule, et en sort, sept mois plus tard, Pays de Cocagne. Le film n’a apparemment plus rien à voir avec les réalisations précédentes : c’est un montage d’interviews menées par Pierre Étaix auprès des populations rencontrées, un collage d’images documentaires enregistrées sur ce tour. Le comique ne naît plus d’une écriture minutieuse des gags, ni de la composition mathématique de l’image, il est construit en aval, grâce à un montage qui superpose l’image et la bande-son en ménageant sans cesse un décalage entre l’image et la bande-son, un jeu dans lequel vient s’inscrire et exploser l’ironie. Car le burlesque cède la place à une satire ouverte et violente, teintée d’amusement, d’écœurement, d’apitoiement, face à ces Français qu’il interroge sur l’urbanisme, l’érotisme, la publicité, ou le camping, et dont il filme les étalages de chair flasque sur la plage, les attroupements bestiaux autour d’un glacier ou d’un… mât de Cocagne.
Le film est rythmé par les prestations de quelques « nouvelles stars », chantant et se déhanchant dans les soirées karaoké de quelque camping du coin : la France de la consommation de masse est un pays de Cocagne bien pathétique.
Pour l’édition DVD, Étaix a choisi d’accompagner ce film du très drôle et satirique court-métrage de Jorge Furtago, L’Île aux fleurs, mais aussi de son propre court métrage En pleine forme, au titre non moins antiphrastique que ses films précédents. Réalisé en 1965, il faisait initialement parti de Tant qu’on a la santé, mais le cinéaste l’avait extrait du montage en 1971, soit juste après Pays de Cocagne, pour en faire un court métrage indépendant. De fait, « En pleine forme » était une sorte de Pays de Cocagne à la mode burlesque des films précédents d’Étaix. Pierre a beau avoir quelques soucis pour se faire du café, il est heureux dans son camping sauvage, seul en pleine nature. Mais voilà qu’un policier débarque, et le mène dans une sorte de camp grillagé, à mi-chemin entre le camp de concentration, la prison et le zoo, qu’on appelle plus communément « camping ». Inclus dans le film de 1965, ce court-métrage hilarant ne dérangeait pas. En 1970, après mai 1968, un film comme Pays de Cocagne était bien plus scandaleux : ne serait-ce que parce qu’il n’était plus possible de se retrancher derrière la forme burlesque pour rire en toute bonne conscience. Ouvertement pamphlétaire, le dernier film de Pierre Étaix mit un terme à sa carrière cinématographique.
Un terme non définitif, peut-être, car il semblerait que de nouveaux projets avec Jean-Claude Carrière sont en cours. À la fin de Pays de Cocagne, Pierre Étaix interroge quelques personnes sur ce qu’ils pensent de l’humour, et de Pierre Étaix en particulier. « Pierre Étaix ? Connais pas… », lui répond-on. Plus pour longtemps, gageons-le.