Le nom de F.W. Murnau est immanquablement associé à l’expressionnisme allemand et à la mise en images de grands mythes comme Nosferatu ou Faust. Pourtant en 1926, invité par William Fox, le réalisateur abandonne l’Europe, traverse l’Atlantique et signe un contrat avec le grand studio hollywoodien. De cette union, naîtront trois films : L’Aurore (1927), Four Devils (1928 mais porté disparu) et City Girl (1930). Il quittera la Fox durant le tournage de ce dernier pour se consacrer à son ultime film, Tabou, tourné dans les îles polynésiennes. Carlotta sort cette semaine les deux chefs d’œuvre estampillés Fox de Murnau, restaurés, dans leurs versions les plus fidèles à la vision du maître et assortis de nombreux bonus (bandes-annonces, scènes coupées, documents inédits sur le film fantôme Four Devils…).
L’Aurore
Considéré comme « le plus beau film du monde » par François Truffaut, L’Aurore inaugure la carrière américaine de Murnau. Un homme de la campagne, marié, découvre les pulsions d’une sexualité inassouvie dans les bras d’une citadine en vacances. Tentatrice, elle vampirise le héros et le convainc de tuer son épouse pour la suivre en ville. Incapable de mettre en pratique ce sinistre scénario, il tente de re-séduire son épouse, lors d’une virée nocturne dans la cité voisine. Épris de nouveau comme au premier jour, ils sont victimes d’un tragique accident lors de leur retour au foyer.
Murnau, obsédé tout au long de sa filmographie par la notion de faute et de châtiment, ne se départit pas de ses thèmes fétiches pour L’Aurore. Il y observe un homme sous influence, poussé à la faute par les désirs morbides d’une femme. Créature nocturne, ensorcelante, dévolue aux plaisirs, cette femme est venue dévergonder la pureté de l’amour du couple. Sorte d’émissaire de la nuit, vêtue de noir, brune de surcroît, elle s’oppose en tout à l’épouse de l’homme, blonde et solaire. Prodiguant mille conseils pour noyer la malheureuse, la brune manipule l’homme, comme hypnotisé.
Au petit matin, en plein soleil, dans une séquence glaçante sur une barque, l’homme, dont la physionomie rappelle celle d’un Frankenstein (Murnau avait obligé son acteur à porter des semelles de plomb pour lui donner une allure pesante et angoissante) s’apprête à noyer son épouse. Pris soudain d’un éclair de culpabilité, il s’effondre à ses pieds. Totalement bouleversée (autant que le spectateur), la jeune femme met pied à terre et s’enfuit, son mari éploré aux trousses. S’en suit une course-poursuite en plan séquence, diablement réussie, tout en tension entre la terreur féminine et la détresse masculine, jusqu’à l’arrivée inopinée dans le cadre d’un tramway qui va conduire le couple au cœur de la ville.
D’abord diurne, la ville est le spectacle de la lente réconciliation des héros. Dès la nuit tombée, ils pénètrent dans un luna-park clignotant de mille feux, démesurément grand et fastueux, lieu de plaisirs et de jeux. Le couple amoureux s’amuse, danse, boit mais arrive l’heure du retour. Quittant la ville, ils suivent le chemin inverse qui les ramène immanquablement à la barque, mais dans une osmose romantique idéalisée très loin de la scène de tentative de meurtre. La nuit (et la pleine lune, symbole fantastique et horrifique par excellence) baigne leur amour et semble enfin prête à révéler son dessein : détruire l’innocence. Or tuer la femme alors que l’homme n’éprouvait que peu de sentiments pour elle était un vol bien médiocre. En revanche, la dérober aux bras d’un homme qui l’aime éperdument, voilà qui a bien plus de prix. Une tempête se lève (d’abord dans la ville, lieu maudit) puis atteint les amants. La femme disparaît alors sous l’assaut d’une vague.
Seul, l’homme dévasté rentre chez lui mais sa maîtresse l’attend pour fêter leur forfait. Pris d’une soudaine bouffée de haine vis-à-vis de l’instigatrice, il tente de l’étrangler quand résonne les clameurs des sauveteurs qui viennent de découvrir son épouse, encore vivante. La nuit recule, l’aurore approche. Battue en brèche, la citadine retourne à son monde tapageur et futile et laisse les amants, heureux.
Les œuvres de Murnau ne brillent que rarement par leur scénario alambiqué ou surprenant, et L’Aurore demeure un film d’amour qui finit bien. Mais la cinématographie de Murnau, sa capacité à rendre formel le symbolisme affectif, sa maîtrise des lumières, sa créativité de mise en scène (plans séquences, flash-backs, découpage du cadre, minutie du montage), concourt à faire de ce premier film américain, une continuation brillante de ses films allemands.
City Girl
Même si L’Aurore est considéré comme la première incursion américaine de Murnau, le film, se déroulant volontairement dans un pays inconnu, sans détails qui aiderait à le localiser, n’est pas américain à proprement parlé. Four Devils se déroulant lui principalement à Paris, il faut donc attendre le troisième film de Murnau, City Girl (initialement titré Notre pain quotidien), pour enfin découvrir un film profondément ancré dans la culture et l’iconographie américaine.
Lem, jeune paysan candide, est envoyé à la ville par son père pour y vendre le blé familial. Pour ses pauses-déjeuner, il choisit un diner très moderne, bruyant et grouillant de monde. C’est là que travaille Kate. Harassée par sa vie urbaine insatisfaisante et solitaire, elle tombe amoureuse de Lem, l’épouse et accepte de le suivre dans sa ferme du Minnesota. Mais à la campagne, tout est régenté par le père de Lem, personnage violent, qui ne voit en Kate qu’une arriviste sans morale. La jeune femme découvre alors que la brutalité rurale des échanges n’a rien à envier à la ville. Au terme d’un affrontement avec le patriarche, Kate trouvera enfin la sérénité, autant dans son mariage que dans la maison familiale.
City Girl est déroutant. Le film se scinde en deux parties bornées et très hétérogènes : les séquences urbaines puis les rurales. Excellant dans la mise en scène de la société industrielle naissante, reléguant l’humain à un simple rôle d’insecte négligeable, Murnau, malgré une scène dantesque de travail aux champs, peine à sortir du manichéisme Nature/Culture. Peut-être, sa rupture avec la Fox durant le tournage (il ne finira pas lui-même les prises de vue et ne participera pas au montage) explique-t-elle le film en demi-teinte. Toutefois, le génie de Murnau s’expose dans de très nombreux passages.
Lorsque Kate regagne sa chambre de bonne, donnant sur le métro aérien, le sordide de son existence suinte de tous côtés. Petitesse de l’espace, barré par les poutres métalliques du métro. Absence de vie manifestée par une plante verte grise de pollution et un oiseau automate en cage. Découpage lumineux de la chambre qui emprisonne l’héroïne aussi bien chez elle que dans son statut de serveuse sans avenir d’une ville ogresse.
Quant à Lem, naïf et perdu dans la mégapole, il découvre la nouvelle d’un krach céréalier en pleine rue à la lecture d’un journal (signe annonciateur d’une crise sans précédent qui explosera quelques mois plus tard). Noyé par les passants nombreux et indifférents à son sort, il expérimente l’isolement dans la foule, lors d’un plan séquence hallucinant (voitures, multitude de figurants, errance dans le cadre du personnage abasourdi…) Mais l’autre plan séquence marquant de City Girl, est l’arrivée du jeune couple à la campagne. Ivres de liberté, Lem et Kate se poursuivent dans une prairie ensoleillée, s’enlacent et s’embrassent dans un tourbillon charnel et grisant. La Nouvelle Vague et ses couples amoureux et virevoltants ne sont pas si loin, seulement à une trentaine d’années…
Si la période américaine de Murnau demeure moins célèbres que ses œuvres européennes, le réalisateur de Nosferatu a prouvé que changement ne rime pas nécessairement avec compromission. Profitant de budgets inimaginables en Allemagne à l’époque, il s’est offert le luxe de toutes les inventivités, a repoussé les limites techniques sans jamais se départir ni de son esthétique expressionniste, ni de son goût pour le fantastique. Il est parvenu à créer un réalisme fantasmé, un naturalisme symbolique.
Carlotta permet donc de (re)découvrir un pan majeur du travail de Murnau mais surtout offre par l’entremise de nombreux bonus, des pistes de réflexion sur son œuvre. Sont ainsi traités son attachement au cinéma muet (alors que dès 1928, le parlant se taille la part du lion), l’excavation de documents relatifs à son film disparu, Four Devils (qui aiguise follement la curiosité) ou encore la mise en perspective de séquences clés et de scènes coupées. Bref, un plaisir de cinéphile absolu. Et qui sait, peut-être un jour, Four Devils refera-t-il surface ?