Commençons par une petite digression. Il y a quelques années, lorsqu’on évoquait le projet d’adaptation cinématographique de la franchise de jeux vidéo Hitman, beaucoup d’aficionados scandaient le nom de Jason Statham pour le rôle-titre. Pourquoi cet engouement ? Moins pour les maigres talents de comédien de l’ex-plongeur olympique anglais que sur la base, tout aussi maigre, de son crâne continuellement rasé (un des signes particuliers du héros assassin vidéoludique), de sa stature d’action-man sans préliminaires à la voix rauque et monocorde, enfin de la supposée élégance avec laquelle il portait le costard et cassait du méchant dans les Transporteur et autres facéties de Guy Ritchie. Espoirs finalement déçus — tout comme le furent ceux de voir enfin un bon film tiré d’un jeu vidéo — mais ce n’était que partie remise. Le présent Flingueur permet enfin à Statham de faire l’apparition qu’on attendait de lui, non seulement dans un rôle bien similaire au personnage de Hitman, mais dans la pose qui, de film en film, est devenue sa spécialité : le tueur sec et imparable, mâle tendu comme un barbouze s’essayant parfois au mannequinat, cool en toute circonstance, même quand il vous casse la colonne vertébrale. Les fanboys devraient être contents. Ils seront bien les seuls.
Avant d’être un avatar de Hitman, Le Flingueur est le remake d’une des collaborations entre Charles Bronson et le réalisateur Michael Winner, la paire à qui on doit Un justicier dans la ville et quelques suites. De 1972 à 2011, l’histoire ne change guère. Le « flingueur » — ou « mécanicien » selon le titre original — est un tueur à gages répondant à l’archétype haut de gamme du genre : d’un professionnalisme implacable, si talentueux qu’il sait maquiller ses assassinats en accidents tragiques, forcément solitaire et maniaque. Après avoir supprimé sur contrat un de ses propres commanditaires — qui était aussi l’homme dont il était le plus proche — notre mécanicien se retrouve flanqué du fils prodigue de la victime, une jeune tête brûlée qui, devinant ses activités, le harcèle pour qu’il lui enseigne les ficelles du métier. Espérant se soulager de la trop humaine pointe de remords qui le taraude, le professionnel cède, joue les maîtres à tuer et pères de substitution du mieux qu’il peut, avec les complications et dérapages qu’on peut deviner.
Un tueur dans le vent
L’histoire, donc, ne change guère — hormis le détail des dites complications — mais elle importe peu. Le changement d’époque est bien plus significatif — plus exactement, la différence des manières dont l’un et l’autre Flingueur tentent de s’inscrire dans leur époque. Au fond, il n’est question que de cela. L’archétype toujours fascinant du fournisseur de services criminels se substituant à vous pour fignoler aux petits oignons un des actes les plus pulsionnels qui soient — tuer votre prochain, son sens moral bien personnel, la perversité du scénario qui l’anime ne sont que des appâts tendus par les maîtres d’ouvrage — producteurs, scénaristes, réalisateurs — pour vendre un peu d’air du temps, une certaine image de la modernité. Le Flingueur d’origine, comme tout film de Michael Winner qui se respecte — c’est-à-dire pas très bon, faisait le malin en narguant la sensibilité du bourgeois de son époque, forçant le trait sur l’immoralité censée résulter de la corruption contemporaine des valeurs traditionnelles, quitte à agiter comme un épouvantail les excès de la contreculture. Il jouait ainsi à l’adulte conservateur, lucide et amer, jusqu’à sa conclusion radicale et nihiliste. Son remake « nouvelle génération », lui, joue plutôt à l’adolescent décomplexé et désinvolte, faisant mine d’ignorer toute prétention discursive, alors même qu’il est précisément le symptôme d’un discours — encore plus creux, il est vrai, que celui de Winner, car purement commercial.
Car nonobstant la réputation de son modèle, ce Flingueur n’a de toute évidence (la modification de la fin originale en est un indice) été pensé, conçu et exécuté que comme une opération marketing autour d’une figure à la consistance discutable : la « coolitude » du nouvel action-man Jason Statham, produit à vendre plus encore ici que dans tous ses autres films, à défaut de son charisme hypothétique, à défaut de tout autre sujet de cinéma. L’application de l’ex- « Transporteur » à dézinguer ses adversaires en changeant à peine d’expression est prise pour de la décontraction qu’on nous enjoint à admirer, supposée incarner à elle seule un archétype — le tueur à sang froid — et un croisement de genres — le film « de tueur à gages » et le film d’action plus exubérant. Croisement qui sert d’ailleurs de prétexte au film pour changer de braquet quand cela l’arrange : lorsque il en a visiblement assez de suivre servilement la méticulosité de son personnage en carton, il finit par en appeler bruyamment à la pyrotechnique et aux pluies de balles, laissant tomber au passage son postulat de héros technicien discret et précis. C’est un peu toute l’opération marketing qui est à l’aune de ce basculement de registre grossièrement opportuniste. Autour de la démarche téléguidée de Statham, s’amasse une somme de formules censées lui donner une contenance : tentatives de psychologie dont on aurait pu aussi bien se passer, futiles subtilités techniques de scénario (les trucs du tueur), personnages secondaires ne pouvant que rester des faire-valoir, et d’autres tics encore plus dispensables placés là pour faire genre (comme les quelques dissertations inutiles en voix off du tueur sur son travail, censées le rendre encore plus « cool »).
Un tueur sur du vent
À force de viser mécaniquement le « Statham-movie » frimant avec son acteur-figurine, The Mechanic 2011 finit par être moins que cela : moins que le remake sans inspiration d’un « classique » déjà pas terrible, moins qu’un film « de tueur de gages », moins qu’un film d’action… moins qu’un film tout court : un amas de vignettes commerciales sans intérêt. Dernière touche achevant de réduire ce matériau déjà volatile au parfait néant : la réalisation de la chose par l’incurable tâcheron Simon West, le responsable des Ailes de l’enfer et de l’adaptation de Tomb Raider. Ce dernier accomplit le triste exploit de ne faire exister, dans le film, strictement rien de ce qu’on lui donne sur un plateau, pas même la classe surfaite de son personnage. Son usage appliqué des filtres de couleurs chaudes noie la force de la plupart des plans dans un esthétisme sans envie ni but, la moindre scène de sexe devient un mini-clip sur-découpé au point de devenir anti-érotique, et même quand sa caméra cadre des corps troués de balles ou des explosions qu’on n’avait pas vu aussi grosses depuis les années 1990, l’image est si désincarnée qu’il n’en ressort que les quantités d’hémoglobine et de carburant utilisées. West ne filme rien, ni tueurs, ni action, ni scénario, ni « coolitude » : seulement son propre professionnalisme servile à ripoliner une coquille vide.