On s’amuse bien avec Johnny Depp et Gore Verbinski. Le duo est à l’origine du succès de la saga Pirates des Caraïbes, mètre-étalon du blockbuster plus (pour le premier épisode) ou moins (pour les deuxième et troisième) de bonne tenue – une référence à l’aune de laquelle le projet Rango est plutôt alléchant. En effet, la liberté artistique absolue du média animé, conjuguée au droit de se laisser aller à toutes ses folies grâce au succès commercial, augurait du meilleur. Des espoirs hélas déçus : pour bondissant et délirant qu’il soit, Rango ne voit pas beaucoup plus loin que le bout de son nez, vision périphérique ou pas.
Nemo ou Happy Feet le disaient déjà : la vie en cage… n’est pas une vie. Et ce n’est pas notre caméléon apprivoisé qui, au départ, n’a pas de nom, qui dira le contraire. Pour chasser le désespoir et la folie, notre reptile, avide de romance, d’aventure et de liberté s’invente une vie théâtrale, où il va combattre ses ennemis avec l’aide d’improbables alliés pour sauver, évidemment, la belle jeune fille. À la distribution de cette prestigieuse production à un acteur : un cancrelat mort, une poupée Barbie qui n’est plus qu’un corps et un bras, et un poisson orange à moteur. Mais, il suffira d’un cahot sur la route pour que l’aquarium qui emprisonne notre héros se brise sur une route au milieu d’un nulle part aride et poussiéreux. C’est d’ailleurs dans la ville proche de Poussière que Rango va prendre son nom, et s’inventer un personnage : celui du héros solitaire. Problème : pour notre héros imaginaire – bientôt couronné shérif de la ville – de véritables ennemis se présentent bientôt…
On devine bien que la même cinéphilie a présidé aux destinées de Gore Verbinski et de Johnny Depp qu’à celles du Tim Burton d’Ed Wood ou du Joe Dante de Matinee : celle des fonds de culotte usés dans les double features du samedi matin, le seau de pop-corn à la main, et, avec un peu de chance, le bras négligemment passé autour des épaules de la personne convoitée du moment, le tout devant les productions serial au générique desquelles brillaient les noms de William Castle, Roger Corman, Ray Harryhausen… Oser la rencontre d’un tel univers avec le gigantisme des productions Disney s’est avéré payant, puisque, pour lourds et ampoulés que soient les épisodes 2 et 3, la saga des Pirates des caraïbes n’en demeure pas moins une rencontre intéressante entre le cinéma le plus grand public qui soit et la cinéphilie bis. Alors, lorsque les deux compères décident de se lancer dans un film d’animation qui a tous les airs d’un hommage hautement « spaghetti » au genre du western, on ne peut que frémir d’impatience : est-ce que le plaisir régressif des Pirates sera là aussi au rendez-vous ?
À première vue, le bestiaire est là : le héros embarqué dans une aventure qu’il ne maîtrise pas, mais qui va se révéler plus apte qu’on pourrait le croire, la jeune fille esseulée mais déterminée, la gamine qui trouve un modèle dans notre héros, les villageois en attente d’un héros déterminé, les hommes de mains patibulaires, le Grand Méchant (avec la voix de Bill Nighy, parfait comme toujours) – jusqu’à ce qui aurait pu être la trouvaille du film, l’« Esprit de l’Ouest », mythique apparition aux allures eastwoodiennes… Et le temps de quelques références bien senties, ce plaisir régressif est bien présent : la filmographie de Sergio Leone est évidemment abondamment citée, avec quelques pincées (à la louche d’un litre) de Star Wars et autres récits d’aventures à la Sinbad ou Three Amigos. Et puis… et puis… c’est tout.
Car Rango ne va pas aller au-delà de ces références, de ces clins d’œil appuyés. On le sait depuis les Pirates : le duo Verbinski / Depp utilise très bien les citations jouissives – mais une grande partie du plaisir de la saga vient de ce que l’enrobage narratif tenait la route, ce qui n’est guère le cas de Rango. Pourtant tenté un instant de se créer un véritable univers – via notamment le personnage de son mystérieux chamane-tatou, et du rapport de celui-ci au monde mythologique – le film se perd entre les mondes. On a peine à croire à l’existence d’une communauté animale anthropomorphe (pourquoi ?) vivant à côté d’une grande ville humaine, surtout lorsque l’aspect animal des protagonistes n’est finalement rien d’autre que le prétexte à une galerie visuelle délirante, un prétexte qui n’est jamais utilisé narrativement.
Incapable de véritablement assumer l’animalité de ses personnages, incapable de donner un corps véritable à son récit, Rango se rapproche, finalement, d’un dessin animé à la Chuck Jones additionné de prétentions narratives n’ayant rien à faire là. Certes, on le sent, l’équipe s’est bien amusée. Certes – il est important de le souligner : on prend plaisir à voir un film aux péripéties échevelées qui ne ressent pas le besoin de donner dans une 3D foireuse – une sorte d’acte de foi en ces temps où il est bien difficile d’échapper à ce relief bien plat. Certes. Mais, il faudra composer avec la déception de Rango, malgré tout : celle de voir ce film au héros épris de liberté n’en prendre… aucune.
Semblable en cela au True Grit des frères Coen, Rango semble trouver l’héritage qu’il a à porter trop lourd pour y faire vraiment honneur. Dans les deux cas, les cinéastes semblent confondre le fait de filmer l’espace avec celui de mettre en scène la liberté. Dans les deux cas, les films mettent en scène un « esprit de l’ouest » hautement référentiel, attendu, fantasmé : Jeff Bridges dans l’un, et… un « esprit » dont on se gardera bien de dire quoi que ce soit dans l’autre – le fait d’emprisonner dans une figure tangible l’idée du héros de western semble lui ôter sa véritable grandeur, nonobstant le talent de Bridges. De John Wayne à Clint Eastwood, les acteurs de ce héros iconique ont tous contribué à le construire, à définir la mythologie américaine. Les ratages en demi-teinte de ces portraits de héros dans True Grit et Rango sont-ils le signe que la figure est achevée, et pas forcément bien digérée ? Qu’elle n’a plus rien à dire ? En tout cas, à cet égard, on préférera infiniment le personnage de Rango à son metteur en scène et à son acteur : au moins, lui ose saisir sa liberté lorsqu’elle passe à sa portée.