Julien Carbon et Laurent Courtiaud, longtemps scénaristes à Hong Kong, ont décidé de passer derrière la caméra pour un premier long sanglant et ultra-esthétisant, Les Nuits rouges du bourreau de jade. Discussion croisée avec les deux réalisateurs qui parlent comme un seul homme.
Tout d’abord, je me demandais comment vous vous étiez rencontrés.
En 1990, à Belleville, dans le Chinatown, il y avait une boutique qui louait des VHS pirates de films de Hong Kong. À l’époque pour suivre l’actualité de ce cinéma en France, c’était dur, même s’il y avait encore deux salles dans le 13e. Comme c’était illégal de louer ces K7, on pensait chacun être le seul à visionner ces films. Il s’agit donc d’un pur hasard.
En 1996, vous êtes contactés par Tsui Hark. Comment ce metteur en scène est-il arrivé jusqu’à vous ?
On était fans de la première heure, on le connaissait déjà. Julien avait co-fondé le premier fanzine de cinéma asiatique qui s’appelait « Butterfly Warriors ». On profitait de voyages personnels pour rencontrer ces gens. À l’époque, ça n’intéressait personne, à part quelques passionnés comme Christophe Gans qui avait parlé du Syndicat du crime dans Starfix. Du coup, on contactait ces réalisateurs et ils nous disaient « Bienvenue » ! Aucun Occidental n’allait vers eux. John Woo, quand on l’a rencontré la première fois, il pensait qu’on allait lui parler de Melville ou de Scorsese, mais pas de son travail. Pareil pour Wong Kar Wai à l’époque de Nos années sauvages. Lors d’un long entretien avec John Woo, on a parlé de notre désir d’écrire et c’est lui qui nous a poussés. Ça nous a pris un peu de temps pour pondre le premier et quand on a terminé, John était déjà parti aux États-Unis. On l’a alors montré en France (1994/95) et on nous a dit « c’est un film de genre, ça ne nous intéresse pas ». On est parti à ce moment-là à Hong Kong pour un long entretien pour « Impact » avec Tsui Hark et on lui a donné cette histoire. De retour à Paris, quinze jours plus tard, il nous rappelait. On est d’abord parti pour trois mois, et une fois notre boulot terminé, Tsui nous a proposé de renquiller.
Tsui Hark, Wong Kar Wai, Johnnie To, qui manque encore à votre tableau de chasse ?
Ringo Lam. On a failli travailler avec lui sur Black Mask 2. Mais Tsui, qui produisait, voulait mettre des catcheurs et Ringo a abandonné le projet quand il a vu la tournure que ça prenait. Et puis on a raté John Woo. Il était déjà aux USA quand on a démarré à Hong Kong, donc occasion manquée.
Comment vous êtes-vous retrouvés à travailler pour Wong Kar Wai ?
Il nous a engagés pour un script. Il s’agissait de plusieurs lignes d’histoires qui se croisaient dans un Hong Kong à la Ghost in the Shell. Pendant qu’on développait cette histoire, il bossait sur In the Mood for Love. Le film avait été sélectionné à Cannes et il était très en retard. Il est parti tourner des scènes en Thaïlande et il nous a emmenés avec toute son équipe. Après la journée de tournage, on avait des réunions de scripts avec lui, il cherchait encore la fin. Il voulait un truc en lien avec la France alors il nous a envoyés au Cambodge, à Phnom Pen, pour des repérages. On a préparé le tournage là-bas. À Hong Kong, tout le monde est très polyvalent. On écrit, on repère, on déplace le matériel, on fait de la figuration, même des cascades… On apprend beaucoup.
Pourquoi le désir de passer aujourd’hui du scénario à la réalisation ?
Depuis le début, c’était l’objectif. On voulait réaliser les trucs qu’on écrivait. Notre prochain long, Trois jours ailleurs, est encore issu d’un scénario personnel, mais pourquoi pas réaliser un film dont on ne serait pas les auteurs ? Disons que pendant toutes ces années, on a emmagasiné pas mal d’expérience de plateau et puis on a travaillé avec tous ceux qu’on aimait. On s’est dit que c’était le moment. On a levé des fonds privés à Hong Kong, puis Alexis Dantec a récupéré des sous auprès de Canal+. Dans notre tête, le film tournait autour du personnage de Carrie. De purement chinois, le film est devenu français. Du coup, quand on a commencé à écrire, on a voulu s’amuser avec ces différents archétypes. Quand Kim Novak en imperméable rencontre Carrie la tueuse !
Comment fonctionne une co-réalisation ?
On se connait depuis tellement longtemps, on fait tout ensemble. On discute beaucoup, on n’est jamais arrivé à un point de désaccord qui soit bloquant. On prépare tout ensemble. On fait les repérages avec notre chef op. On commence à penser les cadrages en accord avec les lieux. On prépare les angles camera, les plans au sol. Après la journée de tournage, on décide de la ligne du lendemain. On se laisse une possibilité si on veut changer. Mais à l’avance on sait comment on va traiter une scène, comment on va l’aborder.
La scène pivot des Nuits rouges est une séquence de décharnement. Est-ce un clin d’œil à Martyrs de Pascal Laugier ?
Rien à voir avec Pascal. On n’a pas beaucoup de scènes choc dans le film, et on voulait que celle-ci soit longue et douloureuse. On a une pause avec la valise et le martini, mais pendant la scène de torture à proprement parler, on ne voulait pas que ce soit grand-guignol comme Saw. Pour que ce soit plus marquant, on a pensé au silence. On trouvait désagréable d’imaginer le personnage hurler tout du long. Il s’agit plus de scènes d’amour que de torture. On avait eu l’idée d’un glacis qui blanchirait la peau de l’actrice pendant la séquence, comme si elle devenait une poupée de porcelaine. Mais pour une question de moyen, on a abandonné l’idée. On voulait créer une distance, comme si Carrie ne faisait que jouer à la poupée. La scène est finalement nettement plus sensuelle qu’horrifique. Troublante.
Comment vous situez-vous par rapport au torture porn ?
On déteste ça. Les Saw, Hostel, ce n’est pas notre truc. Quand on voit que Les Nuits rouges a écopé d’une interdiction au moins de seize ans, à cause de la violence exercée contre une femme, on se dit que la torture comme métaphore de l’acte sexuel semble passer au-dessus de la tête de beaucoup de personnes. Ils ne retiennent que le principe de torture. Mais nous, on parle de plaisir tout le temps dans le film. La torture est un moyen d’illustrer des scènes de sexe entre filles, alors qu’aujourd’hui le torture porn n’est plus du tout sexualisé. C’est la mise en scène d’un fantasme adolescent imaginé par des producteurs. On n’y voit que des bimbos idiotes qu’on décapite, alors que nous, ce sont les belles femmes matures qui nous intéressent.
Cette fascination des femmes est-elle un écho aux gialli ?
On s’est mis dans les mêmes conditions de fabrication. Pas beaucoup d’argent, un excellent chef op, quelques effets spéciaux et de très belles femmes. Tout ça pour faire un truc pervers ! Comme dans les gialli, tous les personnages sont immoraux, même la jeune Japonaise du début. Catherine (Frédérique Bel) tue son mec, Sandrine (Carole Brana) est une voleuse arnaqueuse. Les méchants sont des spéculateurs qui se servent de l’art à des fins personnelles. Finalement Carrie, la mécène, incarne le personnage le plus pur dans ses intentions, dans sa folie. On adore le cinéma de la fin des années 1960, très libre, esthétisant (autant au Japon qu’en Italie d’ailleurs) qui reprend la formule du thriller hitchcockien pour en faire un truc baroque dans lequel il n’y a plus de héros. On y observe un petit théâtre des vices. Le coupable, on s’en fout un peu. Il s’agit juste d’un cinéma transgressif et sexué, dégagé de toute morale.
Vous êtes-vous autocensurés pour Les Nuits rouges ?
Jamais. On n’a pas pensé au positionnement. En France, on étiquette les films : auteur, genre et au milieu le cinéma populaire. On définit le genre comme une catégorie à part. Alors que quand Christophe Honoré réalise une comédie musicale, il fait un film de genre ! À Hong Kong, le cinéma de genre, c’est la norme. Et puis, tout est genre. La comédie, le polar, le film en costume…
La différence culturelle entre la France et Hong Kong semble colossale, non ?
Pendant longtemps à Hong Kong, le cinéma a été considéré comme un divertissement et non comme un art. Chez nous, enfin à Hong Kong, il n’y a pas ce statut artistique. Les réalisateurs de films de sabre, par exemple, ne sont pas considérés comme des auteurs. C’est très loin de la vision française. Les réalisateurs ne réfléchissent pas à leur carrière. Le principe de la théorie des auteurs est néfaste et inhibant. Les producteurs et les distributeurs se posent trop de questions. Du coup, les réalisateurs se freinent. Par exemple, si on veut faire des blockbusters, il faut se donner les moyens. Chercher la légitimité auteurisante et faire un appel du pied au grand public, ça ne marche pas. À Hong Kong, à l’époque où la production était encore foisonnante, les gens faisaient des films. Ils ne se disaient pas « ce film risque d’être une tache dans ma filmographie ». Pour Tsui, dans sa filmographie pléthorique, il y a plein de navets. Mais il y a quasiment une règle de 3 : un mauvais film, un avec des trucs expérimentaux et un chef d’œuvre. Les erreurs, les tentatives, les expériences permettent de créer. Dans un cinéma d’auteur ultra-conscient, tu ne fais pas le mauvais film. Et pour Tsui, s’il n’y avait pas eu The Master, peut-être qu’Il était une fois en Chine n’aurait pas vu le jour. En France, ce qu’il faut, c’est produire plus. Comme pour le giallo, il faut un tombereau de gialli foireux pour faire éclore quelques chefs d’œuvre. Si, en France, on reste à cette quantité de production, le cinéma de genre n’arrivera jamais à percer.
On parle beaucoup du cinéma de Hong Kong. Le cinéma nippon, est-il aussi une référence dans votre culture ?
Le cinéma de Hong Kong est fortement influencé par le cinéma japonais. Dans les années 1960/70, le cinéma japonais est le meilleur cinéma du monde. Les meilleurs films de prisons de femmes, les films de nonnes, les films de sabre, les westerns spaghetti, ils ont tout inventé. D’ailleurs pas de western spaghetti sans Akira Kurosawa. Et Dodes’kaden ou Entre le ciel et l’enfer, quels chefs d’œuvre ! C’était un cinéma excitant car aucune restriction morale ne pesait sur lui, à la différence de la France. Très sensuel, très érotique. Un vrai cinéma d’exploitation.