En voilà une bonne nouvelle. On craignait de voir la franchise Mission : Impossible condamnée à un funeste destin, enchaînée à un cahier des charges télévisuel qui avait moins à voir avec la vénérable série originelle de Bruce Geller qu’aux afféteries narratives stériles importées du petit écran par J.J. Abrams, réalisateur du troisième épisode et à présent partenaire de production de Tom Cruise (depuis le départ de sa « régulière » Paula Wagner, la star en perte de vitesse devait se sentir seule). Or de façon à peu près inespérée, les aventures d’Ethan Hunt, l’héritier « speedé » de Jim Phelps, redeviennent ici objet de cinéma, dans ce quatrième épisode qui s’avère le meilleur depuis l’inauguration iconoclaste par Brian De Palma.
La réussite en est presque paradoxale. Avec ce nouvel épisode, un producteur nommé Tom Cruise achève ce qu’il a entrepris sans relâche depuis le premier film Mission : Impossible, son scénario révisionniste et son metteur en scène rebelle : faire de la franchise sa « chose », phagocytant toutes les influences accumulées dans une mécanique dont il serait le seul chef de chantier, jugulant tout élan d’auteur susceptible de tordre son projet dans un sens qui lui porterait ombrage. Or, même dans ce corset-là, ce Protocole Fantôme trouve la ressource pour créer ce qui n’était pas forcément inscrit dans le cahier des charges : un rapport ludique à l’image, un rythme effréné qui a moins à voir avec les moyens mis en œuvre qu’avec la faculté de mettre en scène les accidents dans les processus préconçus, une empathie avec des personnages pourtant sommairement « scriptés ».
Huit mains pour le tour de passe-passe
Dans l’esprit apporté par le « geek en chef » autoproclamé J.J. Abrams (qui l’a déjà mis en œuvre sur son reboot malin de la franchise Star Trek, avant Super 8), Protocole Fantôme compte réviser ses origines sous l’angle des clins d’œil appuyés et de la réactualisation des gimmicks. Cela vaut pour la série de Geller (de la mèche du générique au « mission accomplie » final, en passant par une intrigue aux allures de revival de la guerre froide), mais aussi pour le film de De Palma, dont la fameuse scène de « piratage suspendu » subit ici un remake plus sophistiqué encore. C’est évidemment l’aspect le plus programmatique de l’entreprise, et pas vraiment le plus intéressant. Il est en revanche curieux de voir comment la thématique principale de la série — la manipulation, le trompe-l’œil, le simulacre — a circulé de film en film en « changeant de camp », chaque épisode adoptant vis-à-vis d’elle un point de vue différent. De Palma en faisait une menace, la fabrique de faux-semblants se retournant contre ses artisans, instillant doute et paranoïa dont la mise en scène se nourrissait avec autant d’avidité que de conscience. Pour John Woo, l’usage répété des masques rythmait une fuite permanente s’accompagnant d’une mue, d’une perte. J.J. Abrams, lui, ne se servait guère des faux-semblants que comme source de tours de passe-passe purement scénaristiques, coups de théâtre fonctionnels. Quant au ludique Brad Bird dont on connaît le talent dans l’animation (Le Géant de fer, Les Indestructibles, Ratatouille), il rejoint l’approche de la série de Geller, rangeant résolument son point de vue et celui du spectateur du côté des illusionnistes, se rengorgeant dans les moindres détails — et avec autant d’aisance que de gourmandise — des manipulations dignes de David Copperfield (trompe-l’œil géant, scission d’une scène réelle en deux simulacres communiquant en permanence, acrobaties vertigineuses…) qui se jouent du réel comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo — tantôt en créateurs, tantôt en acteurs.
Les infortunes de David Copperfield
Mais le film n’est pas seulement un joueur habile : il est malicieux. Il ne se place du point de vue des manipulateurs que pour mieux jouir — et nous faire jouir — de voir leurs plans contrariés. Le scénario y prépare, lâchant dans la nature une poignée d’agents survivants, désavoués et livrés à eux-mêmes — comme chez De Palma, si ce n’est que ceux-là restent condamnés à dresser des plans d’urgence sans jamais pouvoir se débarrasser du facteur hasard. De fait, aucune des opérations qu’ils préconçoivent n’a de résultat satisfaisant : gadgets, coups de bluff, anticipation psychologique et efforts physiques se heurtent systématiquement à la réalité du terrain, à l’inévitable approximation de la technologie comme de l’humain, laissant un passage béant pour l’inconnu, fût-ce un incident météorologique local (et pourquoi pas une tempête de sable ?). De la planification, les héros sont toujours ramenés à l’improvisation, à lutter avec leur propre corps et leur propre esprit pour survivre et garder l’espoir pour la suite. C’est dans ces moments-là que le réalisateur des Indestructibles s’avère bien l’homme de la situation : pas seulement parce que, comme J.J. Abrams, Brad Bird affectionne les pastiches, mais aussi pour son sens plastique se nourrissant à merveille des courses-poursuites semées d’obstacles et des luttes d’êtres dérisoires face à l’immensité (superbe scène de l’ombre écrasante de la tempête de sable qui recouvre peu à peu, tout en bas, deux silhouettes courant l’une après l’autre).
Alors certes, le blockbuster sans temps mort ni peur de l’excès qu’est ainsi devenu Mission : Impossible n’a plus vraiment la puissance réflexive offerte à ses débuts, ni même le lyrisme exacerbé de l’épisode de Woo, et ses personnages sont plus que jamais ramenés à des figurines malmenées (et c’est encore plus vrai pour les méchants, peu convaincants, que ce soit le terne Michael Nyqvist importé de Millenium ou une Léa Seydoux inexistante dans sa posture de femme fatale). Mais ces figurines n’en luttent pas moins pour leur subsistance, sommés d’interrompre l’exécution de leur script originel face aux vicissitudes de l’imprévisible, devenant corps souffrants, cherchant de toute urgence une issue, une liberté d’action, une existence. Faire tenir l’émotion à cela, à cette quête éperdue n’est pas le moindre mérite de ce film qui, si verrouillé qu’il semble être par la production, arrive néanmoins à s’approprier une certaine identité, fût-elle éloignée de son héritage.