Les principales histoires critiques du western mettent en exergue un tournant du genre dans les années 1960. On y passe alors de la période dite « classique » à celle que l’on peut qualifier de « moderne », à laquelle on a souvent attaché deux termes-clés (avec toutes les approximations que cela sous-entend) : « crépusculaire » (pour la lignée de Peckinpah et Eastwood) et « spaghetti » (avec la bande des Sergio : Leone, Corbucci, etc…). L’objet de ce dossier est de mettre en avant les westerns des années 1940 et 1950 qui portent déjà en eux certains motifs identitaires des « westerns modernes », d’identifier les prémices de ces mutations qui, d’Il était une fois dans l’Ouest (1969) à La Dernière Piste (2011), de Rio Conchos (1964) à Dead Man (1996), donneront naissance à de nombreux chefs d’œuvre du genre.
On peut différencier plusieurs types de westerns précurseurs. Tout d’abord, les films profondément originaux, comme From Hell to Texas (La Fureur des hommes – 1958) de Henry Hathaway, Day of the Outlaw (La Chevauchée des bannis – 1959) d’André De Toth ou The Outlaw (Le Banni – 1943) de Howard Hughes, qui sont sous-tendus par des principes se démarquant nettement de ceux qui régissent habituellement le western dit « classique ». Ensuite, ceux qui anticipent – au sein d’une structure principalement classique – l’utilisation d’éléments qui se développeront en force dans les années 1960, qu’il s’agisse de préceptes formels (cadres, montage, rapport au temps), ou de nouvelles tonalités (cynisme, désenchantement, violence exacerbée) – comme par exemple Springfield Rifle (La Mission du commandant Lex – 1952) de De Toth ou The Last Hunt (La Dernière Chasse) de James Brooks (1956). Nous nous intéresseront également dans ce dossier à quelques films qui tentent des représentations de l’Ouest se démarquant des canons du genre, comme The Gunfighter (La Cible humaine – 1950) de Henry King ou Rancho Notorious (L’Ange des maudits – 1952) de Fritz Lang.
Valeurs et tonalités
Courage, honneur, justice
À première vue, From Hell to Texas (La Fureur des hommes – 1958), western relativement méconnu de Henry Hathaway (The Garden of Evil – Le Jardin du Diable – de 1954 est plus fréquemment cité comme le western phare du cinéaste) est un parfait hommage au western classique. Hathaway – dans une structure en forme de best-of – y accumule de nombreux décorums et situations typiques du western (un rancher et ses hommes, une poursuite avec les indiens, une petite ville et son saloon, une hacienda, des canyons, un campement au bord d’une rivière, une histoire de vengeance, une traque dans la nature, des gunfights, des relations père-fils tumultueuses, etc…). L’idée de classicisme y est confortée par l’une des plus belles images du western des années 1950, avec de magnifiques extérieurs, un sens du cadre remarquable et une photographie limpide. Mais derrière ses apparences traditionnelles, From Hell to Texas est subtilement séditieux, car il se nourrit en très grande partie de la négation des valeurs qui alimentent historiquement le genre (honneur, bravoure, justice…). Le héros est dénué de tout courage et préfère s’enfuir plutôt que de se battre pour défendre son honneur, la femme a l’esprit indépendant et est dénuée de toute féminité, et, en guise de conclusion, le cattle baron abandonne toute velléité de vengeance envers celui qui a tué son fils. En ce sens, Hathaway va plus loin que bon nombre de « westerns modernes », qui – loin d’inverser les valeurs classiques – se contentent le plus souvent d’une absence de valeurs (nihilisme, désenchantement) ou d’une substitution par des valeurs prosaïques (l’argent). From Hell to Texas est en quelque sorte un « cheval de Troie » du western, qui, tout en en présentant les codes dans un emballage conventionnel, les fait tourner non pas « à vide », mais bien contre leurs propres racines.
Violence, cruauté
On remarque dans The Stranger Wore a Gun (Les Massacreurs du Kansas d’André De Toth – 1954) de nombreux motifs qui se développeront une dizaine d’années plus tard. La violence n’est pas encore montrée frontalement, mais De Toth en souligne la cruauté en élargissant son domaine bien au-delà du cercle habituel des hommes d’âge mûr : on y massacre femmes et enfants, on y torture un homme en présence d’un gamin, on y abat un vieillard innocent de sang-froid. Aldrich, dans Vera Cruz (1954), emploie également la menace de violence envers des enfants pour asseoir la sauvagerie de sa bande de mercenaires. Le parallèle est presque flagrant avec le hold-up d’ouverture de The Wild Bunch (La Horde sauvage de Sam Peckinpah, 1969), où une femme se fait piétiner par un cheval, une autre descendre par Pike Bishop et une grand-mère agresser pendant l’attaque de la banque. Il y a aussi dans The Stranger Wore a Gun une volonté constante de confronter plus directement le spectateur à la violence, trait que l’on retrouve sous d’autres formes dans le western moderne. Le film ayant été tourné en 3D, il propose de nombreuses scènes en caméra subjective où le spectateur est placé dans la peau du récipiendaire de la violence : on se fait tirer dessus, jeter des objets à la figure et on voit arriver les coups. De Toth s’inscrit ainsi dans un schéma qui ne fera que s’amplifier avec les années, celui qui consiste à faire ressentir la violence, sa soudaineté, mais aussi la douleur qu’elle provoque, et à s’éloigner ainsi de la théorie de Bernard Dort, qui explique que dans le western classique, la mort (et donc par extension la violence) n’existe pas au sens physiologique ou tragique du terme, que les hommes y tombent mais n’y meurent pas. Malgré ces nombreuses idées novatrices, The Stranger Wore a Gun souffre du manque d’alchimie avec ses éléments classiques et le parcours de repentance du personnage de Randolph Scott y est trop épais pour être véritablement crédible. De Toth réussira d’ailleurs beaucoup mieux – dans Day of the Outlaw – le portrait du capitaine Jack Bruhn, dont les nuances et les tourments alimenteront une des plus belles résipiscences de l’histoire du western.
Avec le même type de procédé que De Toth (qui consiste à provoquer la compassion ou l’indignation en appliquant la violence à des innocents), The Last Hunt anticipe un motif largement utilisé par Sam Peckinpah pour établir le climat de cruauté ambiant : la violence gratuite à l’égard d’animaux (les poules qui servent de cible d’entraînement dans Pat Garrett and Billy the Kid, le scorpion livré aux fourmis par les enfants dans The Wild Bunch). Dans The Last Hunt, l’abattage de bisons à grande échelle – filmé de manière naturaliste – n’est pas encore pleinement gratuit comme chez Peckinpah, mais il n’y a plus que l’appât du gain pour lui servir de justification.
L’exacerbation de la violence dans les westerns des années 1960 s’est également accompagnée d’une emphase de cynisme, de violence verbale et psychologique. Cela permet aux personnages d’assumer leur cruauté, ou de leur conférer un trait supplémentaire de perversité. De Toth et Aldrich, encore une fois, se placent en précurseurs en ce domaine avec la figure du mexicain de The Stranger Wore a Gun ou le personnage joué par Burt Lancaster dans Vera Cruz – qui enjolivent tous leurs actes malveillants de grand éclats de rire ou des sourires forcés –, et qui seront repris par Sergio Leone (avec par exemple Eli Wallach dans Le Bon, la Brute et le Truand ou encore Rod Steiger dans Il était une fois la Révolution) ou par Gordon Douglas dans son magnifique Rio Conchos (1964) en la personne du bandit aux identités multiples.
Désenchantement
Le désenchantement, tonalité étendard de tout un pan du cinéma (et du western) de la fin des Sixties et des Seventies, est déjà profondément à l’œuvre dans The Last Hunt de Richard Brooks (1956), film magnifique qui l’aurait été encore plus si la caractérisation de la figure du méchant (incarné par Robert Taylor) avait été un peu moins marquée. Le héros, joué par Stuart Granger, n’y a plus de conviction. C’est par dépit qu’il accepte de retourner chasser le bison après avoir été écœuré par plusieurs années de chasse outrancière. Il n’y a aucun héroïsme dans son attitude, et s’il accepte le combat final contre son associé, il ne s’agit plus que d’une attitude suicidaire, d’une manière pour lui – qui sait qu’il n’aura aucune chance lors du duel – de mettre fin à ses souffrances. Si son personnage est désenchanté, The Last Hunt est également un western désenchanté. Il ne s’agit plus pour Brooks de perpétuer les passages obligés du genre, mais au contraire de montrer qu’ils sont à bout de souffle, qu’ils ne peuvent plus avoir la même flamboyance que par le passé. Le premier duel du film tourne court car l’un des deux combattants a sciemment omis de charger son arme. Le duel final – attention spoiler –, point d’orgue habituel du western, n’a quant à lui jamais lieu, le « méchant » mourant de froid la nuit précédant l’affrontement – dans une scène qui préfigure celle de McCabe and Mrs Miller (John McCabe, Robert Altman, 1971). Il est loin le temps de la glorieuse conquête de l’ouest, de la toute-puissance des pionniers du Western Union de Fritz Lang : dans The Last Hunt, la nature reprend ses droits. Il est également loin le temps des happy-ends où le scénariste conférait une dimension héroïque à son personnage (comme dans Terror in a Texas Town de Joseph Lewis (1958), où Sterling Hayden, à l’évidence plus faible que le tueur à gages, parvient à l’emporter grâce à un harpon de baleinier ; ou encore dans The Lawless Breed – Victime du destin, 1953 – de Raoul Walsh, où Rock Hudson survit miraculeusement à un coup de pistolet). Dans The Last Hunt, le héros a la vie sauve, mais il n’a plus que pour seule perspective de rejoindre le camp des Indiens affamés et voués à un déclin inexorable.
Un autre beau film désabusé des années 1950 tord le cou au happy-end hollywoodien et à nombre de réflexes uniformisateurs des grands studios : The Raid (Le Raid) de Hugo Fregonese (1954). Van Heflin y campe un très beau personnage d’officier dont la mission est d’infiltrer une petite ville du Vermont qui doit être détruite par un raid sudiste. Il y tombe amoureux de la propriétaire de la pension et devient un père de substitution pour son fils. Mais malgré toutes les possibilités de happy-end, de retournement de situation et les tiraillements de conscience dont est traversé l’officier, la trahison et la logique de guerre l’emportent, la ville est mise à sac et les liens entre les personnages sont définitivement rompus dans l’incompréhension et la douleur.
Sexe
Si le sexe et la violence sexuelle sont déjà présents dans le western classique (le viol de Rancho Notorious, les prostituées d’Apache Drums – Quand les tambours s’arrêteront (1951) ou de Tennessee’s Partner – Le mariage est pour demain (1955)), il y est relégué hors champ la plus grande partie du temps. William Wellman essaye bien de montrer quelques paires de cuisses en prenant soin de se dédouaner d’éventuels reproches par des prétextes bien lisibles (la toilette de ces dames en pleine nature dans Westward the Women – Convoi de femmes (1951) et les habitudes vestimentaires indigènes dans Across the Wide Missouri – Au-delà du Missouri (1950) – deux bons westerns au demeurant), mais son geste n’a rien de subversif. Dans ce domaine, Howard Hughes et André De Toth – encore lui ! – ont quant à eux été à l’origine de scènes très en avance sur leur temps. L’instant le plus intensément érotique de l’histoire du western est fort probablement celui où Jane Russell enlève ses bas et se glisse dans le lit de Billy le Kid, mourant, pour le réchauffer (The Outlaw – 1943). Le génie de Hughes est de mélanger dans ce geste toute la perversion du monde (infidélité, attitude ultra-érotique, soupçon de nécrophilie) à un immense geste d’amour. De Toth quant à lui s’intéresse essentiellement à la face violente du sexe. Dans The Indian Fighter (La Rivière de nos amours – 1956), les attitudes de Kirk Douglas (dont le personnage est par ailleurs d’une tolérance et d’une ouverture d’esprit exemplaire, se faisant l’avocat du respect de la nature et des peuples indiens) à l’endroit de l’indienne qui lui résiste sont d’une brutalité extrême (il la saisit par les cheveux pour la contraindre au rapport sexuel). Comme souvent, De Toth (probablement en raison de contraintes imposées par les studios) ne parvient pas à pousser son idée jusqu’au bout (l’indienne tombe instantanément amoureuse de Douglas en plein milieu de l’affrontement), mais la violence du geste – inhabituelle dans le western de l’époque – est une des images fortes de ce film, qui est aussi notable par le fait qu’il propose des plans de nudité intégrale (de dos). Enfin, De Toth livre dans Day of the Outlaw une scène absolument admirable. Une troupe de hors-la-loi en fuite a investi un petit village reculé le temps d’y faire soigner leur capitaine. Les hommes débordent de désir et veulent violer les femmes du village. Le capitaine emploie toute son autorité pour éviter le désastre mais, risquant de se faire déborder par sa base, il accepte d’organiser un bal au cours duquel ses hommes pourront côtoyer – en tout bien tout honneur – les épouses du village, sous les yeux de leurs maris impuissants. Pendant de longues minutes, en maître de la tension, De Toth filme ces rugueux outlaws qui se collent aux corps de ces femmes, qui les entraînent de force dans des danses folles et qui se gonflent d’une concupiscence malsaine et machiste, susceptible de déclencher un carnage à tout moment. Peckinpah dans Ride the High Country (Coups de feu dans la Sierra, 1962) et Sarafian dans The Man Who Loved Cat Dancing (Le Fantôme de Cat Dancing, 1973) proposeront quelques années plus tard des variations sur la scène du bal de Day of the Outlaw.
Liberté de ton
Film génialissime, en avance de plus de vingt ans sur son temps, The Outlaw (Le Banni) de Howard Hughes (1943) jouit une liberté de ton qui ferait pâlir d’envie bon nombre de réalisateurs contemporains. En plus de son érotisme intense, le film mêle des mœurs dissolues (on se partage une copine) et une insolence à l’égard des femmes que l’on ne pourrait plus se permettre aujourd’hui. Les deux héros passent leur temps à se disputer une magnifique jument et utilisent à plusieurs reprises la fille comme monnaie d’échange contre l’animal, lui signifiant par là où elle se situe dans leur échelle de valeurs (Eastwood reprendra l’idée dans Unforgiven – Impitoyable – 1992). Si ce motif avait déjà été utilisé de manière ponctuelle et essentiellement humoristique par Buster Keaton dans Go West – Ma vache et moi, 1925 –, il prend une toute autre ampleur dans The Outlaw, et, à force de répétition, dépasse le simple cadre de l’humour pour acquérir une dimension cynique. L’autre originalité de The Outlaw est l’ambiguïté inhabituelle et très réussie des personnages. Le shérif, Pat Garrett, est un petit aigri détestable. Les deux hors-la-loi, Doc Holliday et Billy the Kid, sont extrêmement attachants, pratiquent l’humour vachard, véhiculent des valeurs contradictoires d’amitié indéfectible et d’individualisme forcené, et sont d’un archaïsme prononcé à l’égard des femmes. The Outlaw n’est pas le seul western de la période classique qui rend les « méchants » sympathiques (encore un point commun avec Unforgiven), mais c’est l’un des rares à le faire sans leur attacher des valeurs nobles – comme le Jesse James de Henry King qui se lance dans sa carrière de hors-la-loi pour défendre les pauvres fermiers contre les excès de la compagnie des chemins de fer, ou les « anciens salauds » incarnés par Gary Cooper dans Man of the West (L’Homme de l’Ouest, 1958) ou par Randolph Scott dans The Stranger Wore a Gun ou Western Union (Les Pionniers de la Western Union, 1941), qui se muent en ardant défenseurs de la justice, ou encore le joueur avide incarné par John Payne dans Tennessee’s Partner qui se met en danger au nom de l’amitié qu’il porte au personnage de Ronald Reagan. Pour réussir ses portraits, Hughes fait le choix d’une certaine lenteur (pour installer les caractères) et d’une action périphérique qui ne prend jamais le pas sur les personnages (la scène de combat dans la grange est reléguée dans l’ombre, la poursuite est obstruée par un nuage de poussière, le superbe duel final n’est pas physique mais psychologique), près de douze ans avant Johnny Guitar et trente ans avant Pat Garrett and Billy the Kid. Enfin, comme un symbole haut porté de sa liberté de ton, The Outlaw détourne l’Histoire de manière ludique (Doc Holliday n’a jamais rencontré ni Garrett, ni le Kid), proposant une relecture jouissive de la mort de Billy (Pat Garrett ne l’aurait pas abattu, mais l’épisode de sa mort serait le fruit d’un arrangement entre les deux hommes pour redonner sa liberté au Kid).
Représenter l’Ouest
Film majeur d’André De Toth, Day of the Outlaw (La Chevauchée des bannis, 1959) est un objet à part dans la production de son époque, en ce qu’il propose une représentation de l’ouest inédite, dont la pierre angulaire n’est plus la légende mais la captation de son esprit véritable. Le minimalisme du film – que ce soit dans sa couleur (noir et blanc) ou dans ses décors (des étagères de saloon vides, un general store ne contenant que le strict minimum) – joue un rôle clé dans le rendu du dénuement, pour ne pas dire de la pauvreté, et dans l’évocation des difficultés d’approvisionnement des petites communautés isolée de pionniers. Il ne s’agit pas pour De Toth d’être réaliste – il assume parfaitement la fiction et son intention n’est absolument pas documentaire – mais d’être concret. Ainsi, les étagères du saloon ont tout à fait l’air d’un décor de cinéma, mais le choix de leur dépouillement permet de s’éloigner des clichés du genre et de dépeindre en creux, de faire ressentir, la quintessence de cet Ouest trop souvent fantasmé. Dans la même veine, l’absence de paysages remarquables est singulière pour un western tourné en extérieur et contribue au prosaïsme de l’environnement : quelques bicoques dans des montagnes tout à fait quelconques, nous sommes loin des ambiances à grand spectacle de John Ford et consorts.
Mais la séquence-clé du film, celle qui lui donne une dimension supplémentaire dans la représentation concrète de l’ouest, c’est celle de l’ascension des chevaux dans la neige. On connaissait déjà dans de nombreux westerns (et particulièrement chez De Toth) les courses endiablées de chevaux, mais leur but était différent, il s’agissait avant tout d’exprimer la vitesse et de rendre l’action spectaculaire. Il ne s’agit pas d’action dans Day of the Outlaw, mais de l’expérience de la rugosité de la nature, de la différence d’échelle et de force entre l’homme et les espaces dans lesquels il baigne. Si la dureté de la nature et l’immensité des espaces est un thème récurrent du western classique, elle y a principalement un caractère scénaristique. Si l’on confronte l’homme à la nature, c’est avant tout pour servir d’articulation au scénario (par exemple, les hommes de Red River (La Rivière rouge, Howard Hawks – 1948) désertent la caravane pour créer de la tension entre John Wayne et Montgomery Clift, pas pour illustrer la dureté du voyage dans la nature ; de même, dans Apache Drums, le scénario envoie les villageois chercher de l’eau afin de « permettre » à Sam Leeds de faire montre de sa bravoure et de se faire « réintégrer », pas pour disserter sur les difficultés d’approvisionnement en eau dans le désert). Dans Day of the Outlaw, l’épuisement réel des chevaux dans la neige est sidérant : les nuages de sueur, le regard des animaux, leurs chutes. Ces chevaux ont été poussé à bout lors du tournage (on imagine d’ailleurs que leur fatigue doit être toute relative par rapport à celle que pouvait rencontrer les montures des vrais pionniers qui passaient des jours entiers dehors, contrairement aux bêtes du tournage de De Toth, qui, si elles étaient réellement exténuées, ne devait pas passer plus de quelques heures en dehors de leurs écuries avant de pouvoir se régénérer) et leur souffrance – non simulée – a simplement été capturée à l’écran. Il est d’ailleurs intéressant de comparer les scènes d’épuisement des chevaux de Day of the Outlaw avec celles d’un western « moderne », pourtant reconnu pour être cru et sans concession : Le Grand Silence (Sergio Corbucci – 1969), film entièrement tourné dans la neige lui aussi. La comparaison est sans discussion possible en faveur de Day of the Outlaw : les chevaux du Grand Silence paraissent frais, presque pimpants, et, si on les voit tomber, c’est simplement parce qu’ils ont trébuché en raison d’une neige un peu profonde ou parce qu’il était prévu qu’ils s’affaissent à l’endroit convenu. La souffrance n’y est pas filmée comme chez De Toth, mais jouée.
Avant De Toth, la question de la représentation de l’Ouest avait déjà intéressé Fritz Lang, qui avait fait de Rancho Notorious (L’Ange des maudits – 1952) un essai théorique sur la question, en travaillant tout au long du film la question de la légende. Dans le repaire de bandits tenu par Altar Keane (le personnage de Marlene Dietrich), une règle est d’or : celle de ne pas questionner les occupants sur leur passé. La conséquence en est immédiate : l’imagination (des spectateurs, mais aussi du personnage principal incarné par Arthur Kennedy) prend le relais et construit pour ces desperados un passé qui est probablement bien plus haut en couleur que la réalité. Dans la même veine, le personnage d’Altar Keane est introduit par une série de flash-backs qui ne sont eux-mêmes que l’illustration de récits – le plus souvent de seconde main – sur son passé. Lang ne pourrait être plus clair et transparent sur ce qu’il met en scène : une légende (qui est de plus incarnée par une légende du cinéma), qu’il ne contribue en rien à générer, mais dont il propose un point de vue critique en affichant ses mécanismes, tout comme il exhibe à l’écran ses décors de carton-pâte ou le dispositif de trucage de la roulette.
Ces deux films de l’époque classique anticipent tous deux le chef d’œuvre contemporain de Kelly Reichardt, Meek’s Cutoff (La Dernière Piste – 2011), lui aussi tout entier consacré à la question de la représentation de l’Ouest, et qui allie en un seul mouvement une réflexion théorique (comme dans Rancho Notorious) et une peinture de l’Ouest axée sur la « concrétude » (comme dans Day of the Outlaw). La légende y est représentée par le personnage de Meek, trappeur au passé soit disant glorieux qui a vendu ses services de guide à une caravane de pionniers. Dès l’ouverture du film, les familles se posent des questions sur les compétences réelles de Meek, et tout le film consiste en une opposition entre les pionniers et le trappeur, c’est-à-dire entre l’ouest réel et celui, légendaire, des westerns. Les émigrants sont des gens « normaux », sans héroïsme ni courage particulier, certes motivés par leur voyage, mais dont la préoccupation principale est de se protéger (la femme s’occupe du prisonnier indien non pas par compassion mais dans le seul but qu’il lui soit « redevable » dans le cas où les rapports de force entre eux s’inverseraient). Meek quant à lui, affublé d’un costume traditionnel de trappeur, ne s’avère être bon qu’à conter des histoires, auxquelles seul l’enfant du groupe s’intéresse encore. Meek n’est plus que le fantasme de ce vieil ouest qui n’a probablement jamais existé tel qu’il le raconte. Comme De Toth dans Day of the Outlaw, Reichardt ne tente pas de s’inscrire dans une veine « naturaliste », et la grande plasticité des toilettes féminines rappelle constamment au spectateur que Meek’s Cutoff est bien une fiction « costumée ». Mais comme De Toth, la réalisatrice de Portland parvient à saisir l’ouest dans sa substance, loin de l’image forgée par des décennies de western, en s’attachant à traiter de questions concrètes (comment gérer l’immensité, la chaleur, le manque d’eau, la méconnaissance du terrain, les dénivelés, les Indiens) et en montrant constamment le peu de maîtrise de ses personnages, dépassés par ce pays immense et écrasant. Son choix de format (1,33 – proche du carré – et dont on a beaucoup dit que la fonction principale était d’enfermer les personnages) contribue paradoxalement à révéler l’espace : contrairement au Scope qui ne s’étend que dans une dimension, le format 1,33 est multidirectionnel et de ce fait très adapté à l’expression de l’immensité de l’Ouest américain.
Il est intéressant de remonter à 1950 pour trouver une sorte de négatif de Meek’s Cutoff dans le très beau The Gunfighter (La Cible humaine, de Henry King). King met en scène le personnage de Jimmy Ringo (Gregory Peck), tueur légendaire de l’Ouest, qui souhaite se ranger, fatigué de sa vie de desperado (partout où il va, de jeunes gens le défient pour se faire un nom et l’obligent à les tuer pour se défendre). Malgré de gros efforts pour également inscrire le film dans la « concrétude » et bannir toute idée de légende (il n’y a aucune musique à l’exception des génériques, les sons de la ville envahissent la bande son, le film – en noir et blanc – se démarque de la flamboyance des westerns en couleur, certains décors – comme le mur de l’école où figurent deux pauvres dessins – sont dépouillés), King conclut son film par l’impossibilité pour Ringo d’échapper à sa condition de mythe. La jeune gâchette qui finit par le descendre va devenir une légende à son tour (Ringo demande à ce qu’il ne soit pas pendu afin d’endurer le même calvaire que lui, en devenant la « cible humaine » du titre français), le processus étant sans fin. On peut ainsi considérer que – contrairement à Kelly Reichardt – King tente, avec The Gunfighter, une démonstration par l’absurde de l’impossibilité pour le western de s’affranchir de sa composante légendaire.
Évolutions formelles
Le rapport au temps
Les mutations des années 1960 ont radicalement impacté le rapport au temps dans le western. Peckinpah et Leone sont notamment célèbres pour avoir chacun à leur manière étiré le temps dans leur films (en filmant dans toutes ses longueurs les prémices de l’action et en usant de ralentis). Si dans les « westerns modernes » ce rapport au temps s’exprime de manière formelle, il semble prendre sa source dans les recherches de Budd Boetticher et de son scénariste Burt Kennedy. Dans une série de films qui comprend Seven Men from Now (Sept hommes à abattre – 1956), Ride Lonesome (La Chevauchée de la vengeance – 1959) et Comanche Station (1960), ils travaillent autour d’une même trame : le héros (Randolph Scott) est rejoint en début de film par une vieille connaissance qui lui annonce clairement qu’il l’accompagne dans son périple afin de lui « piquer » son butin (un hors-la-loi dont la tête est mise à prix, une femme délivrée des Comanches et dont le mari a promis une récompense, etc…). Les enjeux du film sont mis sur la table dès les premières scènes, il n’y a plus d’inconnue pour le spectateur, ni d’évolution des positions des deux personnages clés, mais seulement une tension, une attente du moment où l’affrontement annoncé arrivera. Le film consiste à filmer ce temps d’attente – sans aucune longueur, de manière sèche et rapide –, à le meubler de quelques événements périphériques (les attaques d’indiens), et à entretenir la tension par des discussions régulières entre les protagonistes qui réaffirment leur volonté inébranlable d’affrontement. Boetticher préfigure ainsi les motifs de Leone (la tension née de l’attente), avec des moyens formels totalement opposés (le temps est littéralement étiré chez Leone, alors que Boetticher ne filme pas un seul temps mort). La série de films de Boetticher se démarque de westerns classiques comme High Noon (Le train sifflera trois fois, Fred Zinnemann, 1952) ou la grande série des « films à tueurs » – comme Shane (L’Homme des vallées perdues de George Stevens – 1953) ou Terror in a Texas Town –, dans lesquels un gunfighter est engagé pour exproprier d’honnêtes fermiers. Tout comme chez Boetticher, ces films consistent à attendre le combat final qui se profile entre « le héros » et le (ou les) méchants. Mais au contraire de Boetticher, le temps « d’attente » qui sépare l’introduction du combat final constitue le sujet central du film, il s’agit pour les héros de faire des choix (fuir ou combattre) et de les assumer, en fonction de valeurs (la justice, le courage) qui sous-tendent le récit. Chez Boetticher, il n’y a pas de valeurs mais de simples motivations individuelles (l’appât du gain, l’envie de se ranger) et l’enjeu de cette période d’attente n’est pas lié à ce qu’il s’y passe, mais à la tension qu’elle crée.
Ride Lonesome est également le théâtre d’un autre phénomène de distorsion temporelle. Le héros y est pourchassé par un groupe de hors-la-loi mais ralentit sciemment pour se faire rattraper au grand dam de ses compagnons qui n’y comprennent plus rien (il souhaite en fait se venger du chef des hors-la-loi). Alors que la poursuite se fait généralement dans le sens d’une accélération des événements, il y a ici une décélération, une dilution du rythme qui remet en cause les repères temporels habituels.
Cadres, montage, son
Si les évolutions formelles liées au rapport au temps sont les plus emblématiques du « western moderne » (ralenti, focus sur les temps d’attente), d’autres motifs y sont fréquemment employés. Le fameux gros plan léonien commence à être présent dans une version un peu moins serrée dans plusieurs films des années 1950: The Last Hunt), Man of the West, The Gunfighter, The Man from Laramie (L’Homme de la plaine, Anthony Mann – 1955), etc… On peut aussi remarquer chez Lang (tant dans Western Union que dans Rancho Notorious) un effet qui consiste à resserrer rapidement son cadrage en cours de scène (probablement à l’aide d’un travelling avant accéléré), et qui préfigure le zoom avant de la fin des années 1960.
André De Toth, dans son très réussi Springfield Rifle (La Mission du commandant Lex, 1952), est l’auteur d’une mise en scène éminemment moderne lors de trois scènes essentielles. Les temps forts du procès du major sont rythmés par des travellings ultra-rapides de la salle du tribunal, les voix des témoins martelant les éléments à charge et à décharge. En quelques minutes, toute la tension dramatique du procès et de son inéluctabilité sont rendus par De Toth, comme s’il filmait directement les souvenirs du major. Le montage de la scène d’accident du chariot, qui alterne gros plan sur le pied qui freine, caméra subjective et cadres magnifiant la vitesse n’a rien à envier aux scènes d’actions contemporaines. L’affrontement final du film met aux prises deux hommes dans les fameux rochers de Lone Pine, configuration qui sera reprise quelques années plus tard par Boetticher dans Seven Men from Now. La comparaison entre les deux mise en scène est nettement en faveur de De Toth, qui par une utilisation intelligente de la caméra portée parvient à établir une tension bien supérieure à celle de Boetticher.
Au niveau du son, on note que, contrairement à la majorité des westerns de l’époque (Broken Arrow – La Flèche brisée (1950), Cattle Queen of Montana – La Reine de la prairie (1954), etc…), les Indiens s’expriment en VO non sous-titrée (pour respecter le point de vue du héros blanc incarné par Clark Gable), dans Across the Wide Missouri (Au-delà du Missouri de William Wellman – 1950), idée qui sera reprise deux ans plus tard par Howard Hawks dans The Big Sky (La Captive aux yeux clairs – 1952) puis généralisée dans les années 1960 (Blue Soldier – Soldat bleu – Ralph Nelson, 1970 etc…).
Indépendamment des évolutions décrites dans ce dossier, le western sera toujours porteur d’une aura particulière, tant pour les cinéphiles que pour le grand public, probablement en ce qu’il se situe au carrefour de forces contradictoires et puissantes (la liberté contre la loi, le capitalisme, la famille ou la nature ; la naissance d’une civilisation au prix de la destruction d’une autre ; la mort comme horizon permanent), et de par sa capacité constamment renouvelée à allier rythme, divertissement et grand spectacle à des niveaux de lectures théoriques toujours passionnants.