C’est sous un titre drôlement moderne que Stéphane Bouquet s’est attaché à déconstruire la figure mythique du réalisateur-acteur Clint Eastwood. Le temps d’un court essai, l’ancien des Cahiers du Cinéma tend ainsi à épingler le virage post-Impitoyable abordé par le cinéaste à l’orée des années 1990 tout en récusant le traitement de faveur critique qui l’a depuis accompagné. Une démarche louable si elle n’était pas empêchée par des thèses un peu limites.
Stéphane Bouquet a la malice d’interroger la filmographie de Clint Eastwood au moment où cette dernière est devenue de plus en plus respectée, admirée jusqu’à l’« aveuglement ». Son livre repose donc sur une ellipse, un blanc autour des films antérieurs à Impitoyable. De Pale Rider, Josey Wales hors-la-loi, en somme la figure muette, droitiste, il n’en sera pas question ici. L’interrogation portera sur le deuxième acte d’un cinéaste-acteur qui, pour suivre la thèse énoncée, aura substitué aux atours virils, décomplexés de sa figure, une forme de fétichisation passant par une « dépossession phallique » et un « projet mythico-morbide ». Stéphane Bouquet rattache ses nouveaux phénomènes au « désir de faire légende » d’une silhouette qui n’en « finit pas d’enfler à la taille de l’Amérique ».
Bien loin de l’exposé universitaire, l’essai part avant tout d’un sentiment de rejet (réalisation faiblarde, sommaire et sans énergie) face à la forme « docile » des films en question. Or, ces jugements esthétiques premiers, plutôt louables pour un critique peu porté par le classicisme, sont rapidement menacés par le recours aux thèses un peu vieillottes des gender studies, celles qui consistent à analyser une œuvre sur le seul critère sexuel. Dès lors, la grille de lecture nous semble sinon déplacée, du moins très réductrice. Car il suffit de mentionner Bird ou le poignant Honkytonk Man, deux films pré-Impitoyable loin d’être phallocrates, pour constater l’arbitraire d’une telle césure / théorie. C’est sans doute pour cela que, dans un second temps, Bouquet en vient à questionner une fable eastwoodienne tendue vers une drôle d’inquiétude (le peu de confiance que ces films accordent aux institutions, aux religieux). Le problème tient à ce que cette inquiétude n’aurait, selon lui, d’intérêt que si elle ne visait à porter au pinacle l’héroïque fantôme d’Eastwood qui, avec ses valeurs familiales conservatrices, reviendrait éternellement « hanter l’Amérique ». Là, Bouquet reconduit un problème récurrent du rapport de la critique française à une certaine tradition et imagerie américaine. La question de la famille (de sa conservation par rapport à la communauté, au pouvoir), si elle peut gêner le spectateur français, est peut-être un cadre moins fermé qu’il n’y parait. Et quand bien même elle peut dérouter par son conservatisme affiché, il est peut-être utile de rappeler que son unité n’a jamais été aussi nuancée, voire sa portée renversée, quand des cinéastes (Ford pour Les Raisins de la colère, Spielberg pour La Guerre des mondes, pourquoi pas Cimino dans The Deer Hunter) l’ont frottée à des contextes précaires. Cette même précarité sur laquelle Eastwood n’a jamais cessé de se pencher…
Toutefois, car l’essai ne tombe jamais dans une détestation primaire, Stéphane Bouquet propose, bien lui en fasse, quelques concessions. Reconnaissant là (Un monde parfait) des intérêts plastiques, ici (Mystic River) un déplacement par rapport à la logique d’éclaircissement ‑jeter la lumière sur- propre au récit classique, le critique soutient que la masse de films et de genres visités par le cinéaste Eastwood bouscule la fameuse lecture (reconduction des motifs…) défendue sous la bannière « Politique des auteurs ». C’est pourquoi Bouquet n’oublie ni de louer les poussées de fièvre vigilante de l’ultime chef‑d’œuvre Gran Torino ni, et preuve que l’écart n’est pas incompatible, le permanent souci humaniste qui régit l’œuvre. En réalité, l’attaque a plus tendance à se fixer sur les films mineurs d’Eastwood. Jugé coupable, Space Cowboys, Invictus, Au-delà, J. Edgar sont les cibles de choix. Ce serait mentir de croire que la carrière d’Eastwood n’est pas trouée de projets académiques et maladroits à cet endroit où le frottement petite / grande forme n’a jamais fait bon ménage. Et c’est finalement pour ce pari de l’honnêteté qu’en contrepartie, on aurait aimé plus de reconnaissance envers les chefs‑d’œuvre Impitoyable, Gran Torino et le diptyque Mémoires des nos pères / Lettres d’Iwo Jima… Or que tient à nous confesser ici Bouquet ? Qu’au-delà d’un certain classicisme formel, la figure héroïque, crépusculaire d’Eastwood ne l’intéresse pas. Constat des plus étranges puisque c’est précisément lors d’une vibrante conclusion, que cette dernière, dans sa mise en scène et celle qu’elle réserve aujourd’hui aux autres (la nouvelle place offerte aux femmes), n’a jamais paru aussi intrigante et souveraine.
Certes un peu trop partial, Clint Fucking Eastwood, on l’aura compris, a le mérite d’interroger notre attachement à une ombre figurant une certaine idée de l’Amérique. Son principal intérêt est de se tenir dans cet entre-deux, qui ferait, d’une part, dérouler à la critique des honneurs reconduits, presque délirants, de l’autre, reconnaître à l’homme ordinaire de cinéma quelques déceptifs sentiments face à des projets (biopic, mélodrames pour ne pas les citer…) peu enthousiasmants sur le papier, encore moins dans leur forme. Or, il aurait été sans doute plus pertinent de prendre davantage de hauteur et juger les derniers films d’Eastwood par rapport au contexte global où ils s’inscrivent. Voyez par exemple ce que pouvait écrire et pressentir Olivier Assayas à la sortie de Honkytonk Man en 1983 : « L’obstination que met Eastwood à filmer de purs et simples archaïsmes, destinés à aucun public et prenant ostensiblement le contre-pied de toutes les valeurs que le Hollywood d’aujourd’hui place au plus haut, n’est pas celle d’un comédien égocentrique, d’un cinéaste aigri ou d’un producteur revanchard. » Les trajectoires prises depuis par Hollywood (mercantiles) et Eastwood (libérales au sens noble) ne laissent planer aucun doute quant à l’exceptionnel parcours d’un cinéaste (et d’un citoyen) méritant, pour le coup, de plus amples considérations.