Les Kaïra sont d’abord les héros d’une websérie créée en 2008 : le Kaïra Shopping. L’absence de moyens conditionne alors le dispositif pensé par Franck Gastambide : en caméra fixe, trois lascars ventent le mérite de produits farfelus. Des pages de Canalplus.fr, la shortcom se fraye rapidement un chemin vers l’écran de télévision pour créer le buzz (selon l’expression désormais consacrée) sur la chaîne cryptée comme sur Internet. En passant au format long, l’équipe se confronte aux limites du concept : comment faire durer la blague ? Avec un sens de la dérision sans fin et un goût loufoque pour les références, Franck Gastambide et ses acolytes offrent un divertissement léger, mais pas aussi futile qu’il n’y paraît.
Le film commence par un lieu commun : Mousten et Abdelkrim, assis sur la table de ping-pong de leur cité de Melun, parlent des filles et de la dernière fois qu’ils ont conclu… avec une mauvaise foi évidente. Dans cette efficace séquence d’ouverture, le long plan fixe vient faire le lien avec le dispositif du Kaïra Shopping, mais les personnages sont tout de suite confrontés à de nouveaux enjeux et dévoilent leurs fragilités sous une agressivité de pacotille. L’échange verbal tourne vite au duel pour tromper l’ennui d’une énième journée d’inaction. Pour sortir de la misère financière, affective et sexuelle, Mousten, Abdelkrim et le petit Momo trouvent une solution imparable : devenir des stars du X. Mais comment s’improviser étalon lorsqu’on n’arrive même pas à échanger trois mots avec une fille sans se faire rembarrer ? Les trois compères vont se lancer dans une course contre la montre pour parvenir à réaliser la bande-démo qui retiendra l’attention d’un producteur exigeant (l’impayable François Damiens).
Comme dans les sketches de la websérie, la parole se veut centrale dans Les Kaïra. On multiplie les expressions idiomatiques et les tournures en verlan avec une diction approximative, sans pour autant produire les mots d’esprit si symptomatiques des anti-héros des films de banlieue. Pourtant, Les Kaïra multiplie les références ludiques, conscient de l’héritage qu’il parodie avec délectation. Les clins d’œil affirmés à Mathieu Kassovitz (dont le nom est inscrit sur un abri de bus) sont à la fois un hommage à celui qui a incité Franck Gastambide à penser au long-métrage et un passage obligé du genre, négocié frontalement. Depuis quinze ans, les réalisateurs qui se sont frottés au sujet « banlieue » ont tous essuyé la comparaison avec La Haine. Que le film soit « plus comme si » ou « plus comme ça » par rapport à celui de Kassovitz, il ne pouvait échapper à la confrontation. Alors Les Kaïra n’esquive pas, mais anticipe au contraire cette tension. La scène du miroir jouée par Vincent Cassel (en hommage à Taxi Driver de Martin Scorsese) est reproduite à l’identique. Les déplacements du trio dans la cité citent aussi régulièrement le film de leur parrain de cinéma, tout comme les plans d’ensemble sur la cité ou le chapitrage par des intertitres horaires. Mais, au-delà de cette référence matricielle, Les Kaïra multiplie les liens possibles avec les films qui ont bercé la jeunesse de ses personnages. Alors que Samy Naceri volait un cheval dans État des lieux (Jean-François Richet, 1994), Mousten dérobe un ours (un « produit » présenté dans le Kaïra Shopping). Tabatha Cash, star du X des années 1990, faisait tourner la tête des garçons de Raï (Thomas Gilou, 1995). Aujourd’hui, les lascars de Melun sont obsédés par Katsuni, nouvelle idole du cinéma pornographique. Mais, avec Les Kaïra, ça déraille à chaque fois : l’ours saccage évidemment le box et met le trio en péril, la star du X joue son propre rôle et représente un Graal à atteindre.
Les Kaïra est un peu au cinéma de banlieue ce que Scary Movie (premier épisode) était au film d’horreur. Le délire métacinématographique repose sur un rire gras, des blagues triviales ou scatologiques, des antihéros loufoques, des caméos en cascade et une photographie acidulée. Mais, l’air de rien, le film tord ici le cou à un certain nombre de clichés sur les banlieues, que le cinéma a malgré tout lui aussi conforté. Pour cela, le film choisit de cultiver une naïveté confondante. À un âge avancé, Mousten, Abdelkrim et Momo, plus vieux garçons que garçons de banlieue, ont des rêves simples, où l’amour tient une place primordiale sous les propos libidineux. De façon variée, le salut de chacun viendra des filles, dont l’énergie et la bienveillance contamineront les garçons pour les libérer de leurs complexes. Certes, ces nobles intentions affaiblissent le dernier tiers du film, qui plonge dans un sentimentalisme pesant après l’intervention démagogique de Kadija, soucieuse du futur de son grand frère. Mais c’est aussi en assumant l’émotivité et la sensibilité de personnages ridicules que Les Kaïra dresse un portrait neuf des garçons de banlieue. Cousins en chair et en os des Lascars, les trois racailles multiplient les bourdes avec une sincérité sans failles. Autour d’une histoire farfelue, Franck Gastambide parvient à distiller un discours bien trempé sur les cités et les problèmes culturels qui y sont traditionnellement associés. La burqa, un sujet épineux ? Il suffit que deux femmes vêtues de ce voile intégral prennent un lampadaire en pleine tête en arrière-plan d’une conversation entre Mousten et Abdelkrim, et tout est dit. Les lascars, terreurs du quartier ? Les garçons croisent une vieille femme dans le quartier, ils la saluent poliment, elle les insulte férocement ! Le nanisme de Momo, un handicap ? Plutôt une source de fantasmes pour des femmes excentriques et un atout vers une ascension sociale inespérée.
Désinvolture et dérision viennent battre en brèche les idées reçues et dédramatiser des problématiques éculées. La fraîcheur du débutant et l’énergie de l’autodidacte permettent à Franck Gastambide de tout oser. Parfois ça passe, parfois ça casse. Mais, derrière le délire gras, se dessine souvent le regard intelligent et humble d’une équipe sans prétention.
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