Le CV de vétéran du réalisateur Walter Tournier en témoigne : l’Uruguay a sa tradition de cinéma d’animation, mais en courts métrages. Premier long animé produit dans le pays, Selkirk, le véritable Robinson Crusoë a été réalisé avec les techniques de stop-motion, et un soupçon de 3D pour les décors et les effets.
Tournier et son studio adaptent donc, non directement le roman Robinson Crusoë, mais l’histoire vraie qui l’a paraît-il inspiré, l’aventure du corsaire écossais Alexander Selkirk (1676 — 1721). Pourquoi ce choix d’éviter l’adaptation du classique littéraire pour se référer aux faits originels ? Pour ce film ouvertement destiné aux enfants, l’intérêt devient vite limpide. L’histoire de Selkirk, mauvais garçon individualiste lâché pour quatre ans sur une île déserte suite à une dissension avec le reste de l’équipage (Crusoë, lui, était le seul rescapé d’un naufrage), contient un potentiel moraliste plus appuyé que le récit d’aventures et de survie qu’en a tiré Daniel Defoe. Selkirk passe donc une bonne partie du film en communauté. La première partie croque sous l’angle de l’humour enfantin les lieux communs sur les corsaires, à la taverne ou sur le pont, avec force trognes éructant, crochets et cache-œils, plans serrés de portraits pittoresques et raccords savants liant causes et effets d’un air amusé, sans oublier le contrepoint du personnage féminin travesti et infiltré dans l’équipage. Le personnage de Selkirk s’incruste dans ce beau monde, avec son individualisme forcené, son avidité seulement compensée par la chance insolente dont il fait montre avec trop d’empressement et par laquelle il justifie son inconséquence totale.
On devine par avance que son exil forcé, le livrant à lui-même et à ses compétences concrètes, lui signifiera sa punition, mais aussi l’opportunité de se racheter, d’assumer pleinement son libre arbitre sans l’excuse de la bonne (ou mauvaise) fortune. La leçon de morale, cependant, n’est jamais plus envahissante que cela, ne fût-ce que par les quelques excentricités que les auteurs se permettent pour éviter au récit de se prendre trop au sérieux — ainsi, sur le navire, un haricot imbibé de rhum peut-il se développer en plante grimpante menaçant d’envoyer le bâtiment par le fond, comme dans un pastiche de Pirates des Caraïbes !
Lecture adulte
Pour un spectateur adulte, regarder un film ainsi taillé sur mesure pour les enfants présente un autre intérêt, plus abstrait — notamment à l’observation des simplifications consenties. Ainsi les raccourcis de caractérisation d’un personnage comme Selkirk laissent-elle de la place pour des hypothèses plus complexes. Voilà un individu qui ne cesse de spolier ses collaborateurs, en espèces puis en nature, jusqu’à la misère et à la ruine de tout l’équipage, avec une constance et une instance qu’on pourrait, en évacuant toute posture de naïveté, qualifier de pathologiques. Son invocation permanente de la fortune régissant chacun de ses actes, alors que tout laisse penser qu’il force sa chance pour son profit (mais la tricherie ne sera jamais prouvée), a aussi quelque chose de dérangeant, comme s’il s’agissait d’une foi sincère ou, plus dérangeant encore, compulsive, en tout cas qui s’accorderait mal avec son évidente avidité.
D’autres réactions interpellent sur les failles de ce personnage, comme sa colère au moment d’être abandonné par l’équipage, qui s’exprime par une sortie violente sonnant comme une réaction brutale à son propre système de pensée pour viser des individus. Plus loin, certains de ses rires de satisfaction devant les succès obtenus durant son séjour autarcique ne sonneront pas si juste que cela, un peu trop forcés, comme des rires nerveux. Autant de manifestations humaines qui n’interpelleront sans doute pas le public enfant auquel elles sont censées souligner des états d’esprit, mais qui, à des esprits plus adultes, pourraient ouvrir à un sous-texte moins limpide derrière la fable.