Amour, Les Invisibles, Quelques heures de printemps, Without et maintenant Une Estonienne à Paris. En 2012, le cinéma s’est entiché de la vieillesse, les enrobant tour à tour de nostalgie, de cruauté, de persistance ou de dignité. Flirtant avec ces différentes tonalités, le premier long-métrage d’Ilmar Raag (qui a fait ses armes à la télévision, notamment avec The Class en 2007) tend indéniablement vers la tendresse. Mais à force d’atténuer timidement les nuances et, surtout, de les assujettir à un scénario bien trop scolaire, le cinéaste laisse un film en demi-teinte. Dommage.
Cette affection du regard tient à l’origine du projet. Le cinéaste s’inspire de l’histoire de sa propre mère. Déprimée à la suite de son divorce et délaissée par ses enfants partis vivre leur vie, cette quinquagénaire réalisa un vieux rêve : quitter son Estonie natale pour se rendre à Paris. Elle revint transformée de ce séjour durant lequel elle s’occupa d’une vieille dame très riche. Ici, cette femme prend les traits d’Anna (Laine Mägi) dont la mère vient de mourir après deux ans de souffrance. Face à sa mélancolie résignée, Frida (Jeanne Moreau), bourgeoise parisienne d’origine estonienne aux mœurs libérées, divorcée de longue date et sans héritier, incarne un autre visage de la solitude. Sa gouaille et sa coquetterie obstinée tentent vainement de dissimuler ses penchants suicidaires et une profonde tristesse qui prend les atours d’une vive cruauté à l’égard de son entourage restreint par une franchise peu aimable.
Autoritaire et capricieuse, la méchante Frida se moque ouvertement d’une Anna désemparée, fait exprès de renverser son thé sur le parquet, boude les bras croisés, refusant de voir entrer dans sa vie cette aide à domicile qui lui renvoie au visage l’insupportable manque d’indépendance inhérent à son âge avancé. Frida, c’est un peu une Tatie Danielle chic, dont le franc-parler oscille entre drôlerie acerbe et aigreur jubilatoire. Mais quand le film de Chatiliez allait jusqu’au bout de la méchanceté et en puisait ses ressorts comiques, Une Estonienne à Paris se dérobe sans cesse à l’entière cruauté et transforme son art de l’évitement en pusillanimité peu inspirée. Car, comme s’il n’osait affronter la douleur qui sous-tend le comportement de Frida, Raag enrobe tout son film d’une réserve, des caractères de ses protagonistes à la photographie de ses images, délicate mais un tantinet blafarde, qui avoue que personne n’est dupe de cette cruauté-là. En témoigne cette scène où, après une énième dispute avec son jeune ex-petit-ami Stéphane (qui s’est mis en tête de lui coltiner cette Anna), un rictus de Frida semble nous dire qu’elle n’y croit pas elle-même. S’il instaure une complicité amusée avec le spectateur, ce sourire décrédibilise son personnage. Ne reste donc plus qu’à attendre qu’elle se débarrasse de cette armure et s’assagisse auprès de sa nouvelle compagne. Inévitablement, le scénario plonge alors dans une mécanique sagement appliquée, fait de hauts (Frida ouvre son cœur, offre un manteau, sort de son grand appartement, revit), et de bas (une nouvelle saute d’humeur vient contrecarrer cette ouverture à l’autre qui ne peut se faire du jour au lendemain). L’exercice avance ainsi jusqu’à sa gentille morale : c’est mieux de ne pas être seul, et si on n’a que peu d’amis, ils sont importants. Heureusement que la présence de Stéphane, l’ex-amant, distille un certain trouble érotique et une ambiguïté de l’attachement (lui est-il redevable de lui avoir offert son restaurant ou l’aime-t-il vraiment ?).
C’est d’autant plus dommage que la (courte) première partie promettait plus de subtilité sous la neige balte, entre souffrance âpre de l’isolement et cocasserie, lorsque Anna s’évadait en écoutant Joe Dassin, bande-son pittoresque d’une vie rêvée dans un Paris fantasmé. Quelques scènes céderont sans complexe à cette mythologie de la Ville Lumière, assumant pleinement l’illusion étrangère et gentiment naïve d’une cité-carte postale, lorsque Anna, projetant ses rêveries sur les vitrines d’élégants magasins de parfums et haute couture, se balade dans les beaux quartiers de son Eldorado enfin atteint. Toutefois, ces trouées candides qui dessinent en filigrane un voyage initiatique ne sauveront pas Une Estonienne à Paris de cet automatisme narratif qui nous en désintéresse trop vite, et rend ce film gentiment oubliable.