Il aura fallu attendre quasiment un an pour découvrir enfin le prix de la mise en scène du festival de Cannes 2012. Post Tenebras Lux, le nouveau film du Mexicain Carlos Reygadas, un habitué de la Croisette, fut sifflé en projection, conspué par une partie des journalistes et s’apprête, sans aucun doute, à diviser le public. Œuvre formelle sans concession, juxtaposition d’instants hétéroclites et inégaux, métrage déstructuré qui invite à une réflexion sur le Mal, Post Tenebras Lux est tout cela, et bien plus encore.
Alors que l’actualité française résonne des faits divers crapuleux et de la violence exacerbée qui gangrènent le Mexique, le réalisateur Carlos Reygadas donne à voir un pays plus complexe et métissé qu’il n’y paraît. Juan et Natalia, riche et heureux couple, ont quitté la ville pour s’installer à la campagne avec leurs deux enfants. Mais la trame narrative du bonheur familial n’intéresse vraisemblablement pas Reygadas car rapidement l’environnement naturel, hostile et sublime à la fois, impose un rythme contemplatif et une musique sensorielle à l’image de la séquence d’ouverture : une petite fille (Rut Reygadas) arpente un champ traversé par des animaux tandis que le soir tombe et que l’orage gronde. Cette plongée tellurique donne le ton que Post Tenebras Lux ne quittera plus dès lors. Par l’entremise d’une photographie impressionniste (le travail sur la lumière faisant écho au titre), on est invité à se laisser guider (et aller) dans le dédale émotionnel des protagonistes. Les séquences se suivent sans chronologie, faisant des allers retours entre passé, présent, futur, fantasme et réalité, sans que le public n’ait les clés pour identifier avec certitude l’agencement de tel ou tel segment dans la narration générale. D’une fête familiale dont le père est absent (annonce de la tragédie en germe) à une séance échangiste d’un érotisme troublant dans un sauna, Post Tenebras Lux balade son monde au pays des sens, le tout assujetti à la figure du Malin, monstre rougeoyant rôdant dans la demeure des héros.
Souvent accusé de jusqu’au-boutisme dans sa propension à montrer trop et gratuitement (voyeurisme, indécence, pornographie, les critiques sont nombreuses), Reygadas prouve une fois encore que le grand-guignol et l’excès ne lui font pas peur. Débutant par une séquence surnaturelle où un Lucifer, queue fourchue et cornes à l’appui, cherche sa prochaine proie au sein de la cellule familiale, le film se clôt sur une scène absurde, risible et déconcertante, d’auto-décapitation. Entre ces bornes qui déjouent toute rationalité, le film déploie un hyper-réalisme de situation (les engueulades d’un couple lambda, le quotidien d’une famille avec des enfants…) doublé d’une mise en scène organique. L’omniprésence de la forêt tropicale, figure imposante et anxiogène symbolisant la violence extérieure qui menace le clan et l’invisibilité du mal qui ronge le héros (l’insatisfaction moderne) se font ainsi écho sur l’écran, tiraillant le spectateur entre peur et malaise.
À vouloir trop signifier par ses seules images, Reygadas enlise la beauté de ses plans dans un flou étrange, contaminant les coins de l’écran, cherchant à reproduire la vision humaine (précise au centre, flou sur les extrémités). Cette technique, bien qu’inutile à l’immersion, ne nuit pourtant pas à Post Tenebras Lux tant la maîtrise de Reygadas est totale. Misant toute la pertinence de sa réflexion morale, car le film cherche à en délimiter les contours, sur la puissance d’évocation de sa forme, Reygadas abandonne le fond (discours et narration), devenu subsidiaire pour lui, pour imprégner les rétines, la chair et le cœur du public. La lumière qui explose de toute part, même dans les ténèbres qui menacent, marque la mémoire longtemps après la projection, comme un éclair subit dont l’intensité demeure alors que son image a disparu.