Ça devait arriver : à force de tripatouiller le climat, l’homme se l’est fait sauter à la figure. Résultat : une nouvelle ère glaciaire brutale et meurtrière, et un unique refuge – le Transperceneige. À l’intérieur de ce train haute technologie, la société se reconstitue : la première classe profite, la deuxième veille au maintien de l’ordre, la troisième trime, dans des conditions terribles.Si on peut remarque que l’argument du film n’a pour lui que l’originalité de son cadre, c’est compter sans l’intelligence froide du script original de Jacques Lob, Benjamin Legrand et Jean-Marc Rochette, et sans le sens du rythme et de l’absurde de Bong Joon-ho, qui signe là un coup de maître.
Le monde clos du Transperceneige est plus qu’un prétexte à un huis clos de plus : si l’argument sociologique est en effet des plus classiques, Bong Joon-ho se montre économe en ce qui concerne les effets d’enfermement. Le réalisateur-scénariste veille surtout à construire un monde certes clos mais fonctionnel, logique, riche et aux vastes potentialités. Le dehors, souvenir morbide d’une gloire passée, sert surtout de ligne d’horizon chimérique, mais pas de déclencheur de la révolte du tiers-monde : l’espoir se situe à l’avant, pas dehors. Avec une mise en scène d’une fluidité exemplaire, Bong Joon-ho donne corps à un monde incroyablement vertical, et parvient à exprimer l’écrasante marche perpétuelle du train vers l’avant : un tube aspirant, facteur multiplicateur des tensions dans un monde devenu menaçant, écrasant, mais également majestueux.
Bong Joon-ho semble pourtant se soucier comme d’une guigne de sa prouesse visuelle : la peinture des rapports humains l’intéresse plus que tout, la forme ne venant qu’en prolongement logique, à peine remarqué par le spectateur, du récit. Baroques, absurdes et délirantes, les strates sociales du Transperceneige se valent aux yeux du réalisateur, et si celui-ci fait au départ la part belle aux pauvres, ce n’est que par sa logique narrative. Le sens du second degré du réalisateur de The Host fonctionne à plein régime, et tous sont aussi ridicules, pathétiques, les uns que les autres : le talent certain du réalisateur pour la satire apparaît pour la première fois débarrassé de ses éventuelles contingences culturelles – le Transperceneige permet à Bong Joon-ho de se pencher sur le cas de l’humanité dans son entièreté, et chacun en prend pour son grade.
L’expression « grand spectacle », auquel on semble aujourd’hui préférer celui de « blockbuster », semble être parfaitement adapté à Bong Joon-ho. Son Transperceneige est un monde encore plus clos qu’il n’y paraît : c’est une scène de théâtre, où se joue une pièce baroque, un miroir déformant (si peu…) révélant les monstruosités de l’homme. Poussé dans ses derniers retranchements, l’homme est, si l’on en croit Sam Peckinpah, une bête haineuse ; si l’on écoute Edgar Wright et l’équipe Cornetto, un bon beauf qu’il convient de regarder avec une chaleureuse bienveillance. Bong Joon-ho, lui, refuse même ce panache bestial, cette tolérance facile : l’homme, pour lui, n’est qu’un bouffon, et si ses combats ne sont pas vains – pas pour l’homme lui-même en tout cas –, ils sont sans objet, ridicules, dérisoires.
Écrasante et éclatante scène de théâtre protéiforme, le cadre du Transperceneige réduit l’homme à sa part la plus médiocre, la plus veule, tandis qu’il dispose de ses éléments idéalistes avec une froide objectivité. Nanti d’un budget sans commune mesure avec celui de ses précédentes réalisations, Bong Joon-ho passe avec brio l’épreuve de la grosse production, en conservant son identité formelle et thématique. Amuseur de génie, artistiquement intègre, il passionne toujours plus à chaque nouveau film.