Ainsi discourait peu avant sa disparition le réalisateur du Rayon vert à la Cinémathèque française : « J’aime bien les DVD, là-dessus je suis moderne, je suis pour les progrès techniques du cinéma et c’est très bien que les DVD existent. » Et pourtant, lui qui avait découvert le cinéma au sein de cette institution pouvait encore tenir ces propos : « Moi-même je l’avoue, et cela peut indigner certaines personnes, je ne vais plus au cinéma. Je peux mieux savourer un film, je peux mieux le juger, si je le vois sur l’écran vidéo plutôt que si je le vois dans une salle. » Si Rohmer explique que ces conditions de visionnage sont meilleures pour lui en raison de son âge, de sa mauvaise vue et d’une certaine claustrophobie, il n’en reste pas moins qu’il énonce pour finir : « Je préfère nettement voir un film en vidéo, contrairement à ce que pensent certains puristes. »
Avec une audace toute propre à Rohmer, se définit ici l’identité d’un cinéphile marqué par un véritable plaisir cinématographique, plaisir accru par la possibilité de voir et revoir un film sur support DVD, et celle d’un cinéaste à la frontière entre classicisme et modernité qui énonçait et assumait vertement le paradoxe dont il relevait : « Moi-même je me considère comme faisant du cinéma classique ; mais avec une certaine ouverture moderne. »
L’édition intégrale de ses films déclinée en DVD et en Blu-Ray par les éditions Potemkine/Agnès b. est l’opportunité rêvée de se replonger dans l’univers rohmérien et d’approcher le paradoxe dont relève son œuvre. Noël Herpe, à qui l’on doit de nombreux travaux sur Rohmer, a assuré le conseil éditorial de cette édition. Il signera d’ailleurs avec Antoine de Baecque une biographie de Rohmer à paraître en janvier 2014 chez Stock. Cette édition est d’une grande qualité matérielle, aussi bien visuelle et graphique (Nine Antico), que par le riche appareil de suppléments, notamment des entretiens inédits, qui réjouira rohmériens et autres cinéphiles. Les suppléments éclairent dans leur grande majorité le film à travers le prisme du documentaire, de la critique, de l’entretien et de la scène commentée. Ainsi sont judicieusement mis en regard pour Ma nuit chez Maud par exemple un documentaire sur Une étudiante d’aujourd’hui, un entretien avec Françoise Fabian et une émission de cinéma réunissant le producteur, l’acteur et un critique. Les suppléments sont dans une grande mesure en relation étroite avec le film mais l’abondance des matériaux mis à la disposition du public implique des regroupements parfois contraints. Ils contribuent cependant à appréhender génériquement les films de Rohmer, à la frontière du documentaire, du téléfilm, de l’autobiographie, du film didactique ou pédagogique, de la conversation, de la pièce radiophonique, du théâtre…On se réjouira encore de pouvoir découvrir des clips réalisés par Rohmer (pour Rosette ou Arielle Dombasle) ou des pièces de théâtres écrites, mises en scène par Rohmer, comme des travaux audiovisuels réalisés en son honneur (En compagnie d’Éric Rohmer de Marie Rivière). Tout ce matériel permet d’entrer dans la fabrique filmique rohmérienne et constitue une « somme » cinématographique qui a su garder la fantaisie chère à son réalisateur.
Rohmer privilégiait pour le grand écran le format 1.33:1 – notons que pour son dernier film, Les Amours d’Astrée et de Céladon, il y a recouru artificiellement en réduisant le format 1.85:1 au moyen de cadres noirs : c’est le format DVD mais c’est aussi le format natif du cinéma muet qu’affectionne Rohmer (Murnau, Griffith) : tout se passe donc comme si ses films étaient tout particulièrement adaptés et conçus pour une édition moderne DVD, dans la lignée classique du cinéma.
Qui plus est, la proposition alternative du Blu-Ray est dans le cas de Rohmer particulièrement idoine, faisant la part belle à l’image, la rendant plus nette, renforçant les contrastes et les couleurs, détaillant les arrière-plans, et au son, très proche de l’enregistrement d’origine. En effet on sait ces données cruciales chez le cinéaste – peintre et musicien – qu’est Rohmer. Il n’est que de penser à ses scenarii insérés dans des pochettes cartonnées en couleurs, définissant la couleur de ses films. Toutes les couleurs du spectre de l’arc-en-ciel sont présentes dans les « Contes moraux » : le jaune (La Boulangère de Monceau), le vert (La Carrière de Suzanne), le bleu nuit (Ma nuit chez Maud), le violet (La Collectionneuse), le rose (Le Genou de Claire), l’orange (L’Amour l’après-midi). Dans les « Comédies et proverbes », Rohmer choisit deux ou trois couleurs dominantes pour chaque film : le vert, le bleu et le jaune (La Femme de l’aviateur), le bleu, le blanc et le rouge (Pauline à la plage), le gris, le rouge et le vert (Les Nuits de la pleine lune), le bleu et le vert (L’Ami de mon amie). Il faut encore penser à ses influences picturales – Matisse dans Pauline à la plage, Gauguin dans Le Genou de Claire, ou Nicolas de Staël dans L’Ami de mon amie, à sa composition du cadre, ainsi qu’à ses réflexions sur la couleur au cinéma. L’édition Potemkine rend d’ailleurs hommage aux couleurs des films de Rohmer en ayant défini une couleur pour chaque support. Redisons aussi que Rohmer était bien souvent le décorateur et le costumier de ses films.
On sait aussi toute l’importance de la prise de son directe pour lui – il parle de « religion du direct » – quasi naturaliste, rendant hommage à la musicalité des voix, aux parlures expressives des personnages, aux voix hors-champs et aux sonorités de la nature (le bruit des vagues et le chant des oiseaux dans La Collectionneuse). Cette prise de son très peu parasitée par des bruits extérieurs ou ajoutés donne aux films de Rohmer une sonorité incomparable, d’autant plus mise en valeur qu’il a peu recours à la musique de film. On ne trouve, hormis dans Le Signe du Lion, qu’un exemple de musique extra-diégétique dans Le Rayon vert, le thème dit « de la carte » composé par Rohmer à partir des lettres de Bach transposées musicalement et joué au violoncelle.
Partant, voir Rohmer en « rayon rouge » (DVD) et en « rayon bleu » (Blu-Ray), constitue des conditions optimales de visionnage de ses films. Reste à choisir la couleur pour approcher le « style » du plus classique réalisateur de la Nouvelle Vague.
Le mélange des genres : des « cabinets de physique au XXe siècle »
L’œuvre de Rohmer fonctionne par cycles (Comédies et proverbes, Contes moraux, Contes des 4 saisons) : cependant, pris individuellement, le choix des titres rend évidemment compte d’un goût pour le XVIIe et le XVIIIe siècles, mais aussi pour l’époque contemporaine : Cabinets de physique au XVIIIe siècle, Les Amours d’Astrée et de Céladon, Nancy au XVIIIe siècle, Entretien sur Pascal côtoient Entretien sur le béton, Le Béton dans la ville, Villes nouvelles, etc. Certes, Rohmer est féru du Grand Siècle et du siècle des Lumières mais aussi de son temps. S’il affectionne l’architecture des intrigues, les jeux de l’amour et l’art du marivaudage, l’art du suspense, s’il emprunte un art de la narration, de la conversation et du dialogue dont Courteline est un maître, il prend pour cadre Paris et sa banlieue, la ville mais aussi la nature, exception faite des films historiques que sont La Marquise d’O, Perceval le Gallois, L’Anglaise et le Duc, Les Amours d’Astrée et de Céladon. C’est la raison pour laquelle ses films sont des cabinets de physique au XXe siècle stricto sensu faisant coexister époque classique et moderne.
Ce choix du contemporain dans l’ancrage de ses films, on le retrouve chez les auteurs favoris de Rohmer qui sont des auteurs du XIXe siècle : Balzac et Hugo. Il s’agit, dans une stratégie toute balzacienne, de capter son temps, de tirer d’un lieu toutes les idées, de répertorier les états d’une société, de procéder par série et par variation. Rohmer se fait « peintre de la vie moderne » selon la formule baudelairienne, à la manière du jeune peintre des Rendez-vous de Paris (1995), forme de porte-parole rohmérien selon Noël Herpe. C’est d’ailleurs dans Le Peintre de la vie moderne que Baudelaire consacre un essai à « La Modernité » et la définit. Baudelaire est sans doute plus inscrit qu’on ne le pense dans l’œuvre de Rohmer : il suffit de penser aux jeunes filles rohmériennes, avatars de la Nadja surréaliste (à qui Rohmer fait écho dans son documentaire Nadja à Paris en 1964), elle-même héritée de la passante baudelairienne (ainsi dans L’Amour l’après-midi, le protagoniste dit-il que les femmes croisées sont des beautés qui passent à Paris, ou dans L’Arbre, le Maire et la Médiathèque le maire parle de l’infinie possibilité des rencontres en ville et du charme des passantes).
Du Moyen Âge à la ville nouvelle, Rohmer cherche, au-delà d’une époque en définitive, un dénominateur commun à la réalité matérielle. Le classicisme de Rohmer est à chercher dans une quête d’équilibre entre forme et contenu, un réalisme intégral, une intrigue nécessaire et vraisemblable (psychologiquement et sociologiquement réaliste comme pour Balzac, retranscrite par la situation et la conversation des personnages), ménageant un suspense. Rohmer se définit comme tenant du classicisme lors de la querelle des Anciens et des Modernes aux Cahiers du cinéma en 1963, dans ses goûts cinématographiques (Hawks, Rossellini, Renoir) et le dogme qu’il proclame, contrepied du dogme rimbaldien : « Il faut être absolument classique. »
« Je me sens aussi moderne que quiconque »
Ce goût classique est à rapprocher de l’état de la modernité artistique pour Rohmer : s’il en tire un bilan négatif dans « Le Celluloïd et le Marbre », série de cinq articles qu’il écrit en 1955 pour Les Cahiers du cinéma, c’est pour consacrer la souveraineté ultime du cinéma et sa spécificité relativement aux autres arts : « Le classicisme, c’est quelque chose qui est pour moi naturel (…) la modernité au cinéma ne s’exprime pas forcément de la même façon qu’elle s’exprime en peinture ou en littérature (…). » Comment s’exprime par conséquent la modernité cinématographique chez Rohmer ? Son cinéma n’est en effet pas d’une évidente modernité, contrairement à Godard ou à Antonioni. À ce titre, Rohmer fait preuve d’une réelle ironie dans La Femme de l’aviateur en répondant au Blow-Up d’Antonioni, parangon de la modernité artistique. Chez Antonioni, Thomas, jeune photographe de mode, se retrouve à prendre des clichés dans Maryon Park à Londres, fasciné par la lumière puis par une jeune femme qui retrouve un amant. Il se met ainsi à faire un reportage sur le vif et capte l’intimité d’un couple. Pourtant, lors du tirage des photos et de leur agrandissement (c’est le sens de « blowing up »), Thomas découvrira une ombre portée et enquêtera pour savoir ce qui s’est réellement passé. La photographie a donc enregistré la trace d’un drame qui n’était pas visible à l’œil nu ; il en va de même pour le cinéma, son héritier, ce qu’Antonioni montre à travers une séquence qui présente successivement les photographies. L’enregistrement photographique ou cinématographique permet de révéler une trace non visible, et donne un autre accès au réel pour en résoudre l’énigme, mais cette résolution est aussi soumise à la disparition ultérieure de cette trace dans le réel. Blow-Up constitue une parabole phénoménologique qu’Antonioni a énoncée ainsi : « Je ne sais jamais à quoi ressemble la réalité. La réalité échappe, elle se transforme continuellement. »
Dans La Femme de l’aviateur, François, qui suit l’aviateur en compagnie d’une femme, a rencontré Lucie dans le bus ; les circonstances amènent l’un et l’autre à suivre le couple aux Buttes-Chaumont. Pour avoir la preuve de l’adultère présumé de l’aviateur, Lucie cherche à se faire photographier par un couple d’Asiatiques. Cependant, les Asiatiques ne prendront que le visage de la jeune fille en gros plan sans plan d’ensemble où aurait été pris en compte le couple adultère. Cette photographie met donc à mal avec humour toute la séquence (conséquente) de filature du couple aux Buttes-Chaumont et ultérieurement toute preuve liée à l’enquête au profit du gros plan. Dans un entretien mené par Rohmer avec Claude Simon , ce dernier énonce que ce qu’a apporté le cinéma ou la photographie à la littérature, c’est le gros plan qui était inconnu : « Ce qu’on appelle le piqué (NDLR : qualité de précision d’une image) révèle ce que l’œil humain ne peut pas voir. Le cinéma nous a appris à voir des choses qu’on ne savait pas voir. » Et Rohmer d’ajouter : « Dans ce cas nous sommes très d’accord. » En effet, ce que retient Rohmer de la photographie, c’est le gros plan permettant de capter la grâce d’un visage de jeune fille. Il cherche à capter une émotion, une grâce fugitive : ce qui se présente, ce qui advient, prime sur le reste. La préférence rohmérienne va bien sûr au cinéma : « Figeant le mobile, la pellicule trahit jusqu’à la ressemblance même. » Si la photographie reproduit mécaniquement et défigure, le cinéma, art du mouvement, nécessite choix et invention. Il a donc pour lui moins la fonction de résoudre l’énigme du réel que celle d’en révéler la grâce et la beauté.
« Le cinéma peut toujours aller plus loin dans le naturel » : le naturel, la grâce et l’impondérable, caractéristiques du « style » rohmérien
Alors que Rohmer n’aimait pas tellement les films ayant pour objet et pour sujet le cinéma tels que La Nuit américaine de Truffaut, ses films définissent en creux sa conception du cinéma. Ainsi en est-il par exemple de L’Arbre, le Maire et la Médiathèque ou Les Sept Hasards qui réunit certains éléments de la cinématographie rohmérienne. Le film s’ouvre sur un cours de primaire donné par un professeur (Fabrice Luchini) expliquant l’expression de la condition au moyen de propositions subordonnées circonstancielles de condition. Si l’on sourit face à ce cours de l’ancien professeur de lettres qu’est Rohmer, on est surtout frappé d’une telle mise en abyme de ses procédés. Un film de Rohmer peut en effet se résumer à : « si a n’avait pas rencontré b… ». Il existe en effet des conditions nécessaires pour qu’un événement advienne, prenant une allure de théorème mathématique « si et seulement si ». Pour autant ces conditions ne sont pas suffisantes. Il faut qu’à celles-ci s’ajoute le hasard, qui est défini sous le terme d’« impondérable » lors d’une émission radiophonique qu’écoute tout en se préparant à partir Blandine, la journaliste. Ainsi l’impondérable est-il défini comme la « rencontre fortuite d’une série de nécessités d’ordres divers » : « Cette rencontre inattendue de nécessités lorsqu’elles se croisent produisent un événement qu’on va qualifier avec ce concept de hasard. »
La réflexion sur le hasard et la nécessité s’inscrit dans celle plus générale d’une philosophie de l’histoire sociale, politique avec l’énoncé de ce paradoxe : « C’est quelque chose qui nous fait vivre l’histoire intensément mais c’est quelque chose qu’on ne retrouve pas dans l’explication historique parce qu’on ne veut pas l’admettre. D’une certaine manière, il n’y a que de l’impondérable, alors que ce dernier est évacué de l’explication historique. » Précisément se joue la définition du cinéma rohmérien, conjonction de nécessités et de hasards, ou encore de choix, de contraintes, de mises en scène et d’utilisation aveugle de la machine. Il dit lui-même que sa posture artistique est contradictoire avec sa posture critique hégélienne aux Cahiers du cinéma : si le réalisateur croit au hasard, pas le critique… Pour autant, les deux postures sont téléologiques ou finalistes, théologique d’une part, historique d’autre part. Comme le formule encore Rohmer : le cinéma échappe peut-être à la causalité humaine parce qu’il nous renvoie à la nature et à une nature organisée, orientée vers une fin ; l’homme n’est pas le maître de la matière mais il faut qu’il se laisse porter dans une direction ; le cinéma est un art plus aléatoire encore que les autres, laissant le hasard à l’œuvre, selon la conception de Renoir.
Pour que l’impondérable puisse advenir, il faut du « naturel », notion chère à Rohmer : « le moderne dans le cinéma est peut-être plus dans le naturel que dans l’artificiel moderniste ; le cinéma peut toujours aller plus loin dans le naturel. » Le cinéma rohmérien est en effet dans une quête du naturel qui est saisi au moyen de contraintes : ainsi, le travail des acteurs avec l’apprentissage à la lettre et à la respiration près des dialogues pour ne faire qu’une seule prise. La réflexion portant sur les dialogues chez Rohmer a ceci d’intéressant qu’il a véritablement cherché à élaborer des dialogues de cinéma – différents du théâtre ou de la conversation parlée – donnant la tonalité si particulière, à la fois naturelle et empruntée de ses films. Le langage constitue ainsi un élément essentiel de son écriture cinématographique. L’attention à la gestuelle des personnages contribue encore à la quête du naturel, et c’est sans doute la raison pour laquelle Rohmer aimait tant les jeunes filles pour leur spontanéité, leurs mimiques, leur fraîcheur, leur grâce attendrissante : les « rohmériennes » telles que Rohmer lui-même aimait à les dénommer, d’Arielle Dombasle à Marie Rivière, ne se ressemblent pas mais elles ont un dénominateur commun qui est leur parlure et leur gestuelle, renvoyant à une forme de grâce juvénile, de candeur, et signant leur singularité. La jeune femme qui erre dans l’atelier du peintre des Rendez-vous de Paris allégorise à ce titre la muse rohmérienne comme le propose Noël Herpe. Le naturel, la grâce et l’impondérable, chers à Rohmer, définissent son style.
« Au cinéma, le classicisme n’est pas par-derrière, mais en avant » : les antimodernes de Pascal à Rohmer
Rohmer est bien à la fois un classique et un moderne, comme l’est Preminger pour lui. Pour autant, selon une conception toute dialectique de l’histoire chez Rohmer, il arrive un moment où les valeurs de conservation sont plus modernes que les valeurs de progrès, ce qui lui fait dire qu’être moderne c’est être en quête d’une forme de classicisme en avant… Rohmer nous fait penser à ces « réactionnaires de charme » : Chateaubriand pour Gracq, mais au-delà ceux qu’Antoine Compagnon nomme « les Antimodernes » dans l’ouvrage qu’il leur a consacré . Ce terme qualifie pour lui une réaction, une résistance au modernisme, au monde moderne, au culte du progrès. Nombre d’auteurs antimodernes cités font d’ailleurs partie du panthéon littéraire rohmérien : Pascal apparaît comme modèle de l’Antimoderne, dont les épigones sont entre autres Balzac, Hugo, Baudelaire, Proust… Par ailleurs, les caractéristiques de la pensée antimoderne définie par Compagnon renvoient encore à des caractéristiques rohmériennes : ainsi, la contre-révolution et les anti-Lumières apparaissent dans sa prédilection pour le XVIIIe siècle notamment ; ainsi, le pessimisme que Rohmer peut exprimer relativement aux arts qui courent à leur décadence et dont le cinéma est le rédempteur, à la fois régénérateur et thaumaturge de l’art moderne ; ainsi le « sublime » qu’on retrouve aussi dans la pensée rohmérienne à propos de Stromboli de Rossellini, film de la conversion : « Peut-être même de tous les arts, le cinéma est-il le seul aujourd’hui qui sache, avec toute la magnificence requise, marcher sans trébucher sur ces hautes cimes (NDLR : l’idée chrétienne de la grâce et la misère de l’homme sans Dieu), le seul qui puisse encore laisser une place à cette catégorie esthétique du sublime (…). »
Aussi, peut-on bien dire à la suite de Compagnon et à la louange de Rohmer : « les véritables Antimodernes sont aussi, en même temps, des modernes, encore et toujours des modernes, ou des modernes malgré eux. » Par extension, aimer Rohmer c’est moins être un réactionnaire de charme qu’être un vrai moderne , un moderne intempestif, un moderne en liberté car son œuvre est tout à la fois d’une belle simplicité, d’une réelle universalité, d’une éternelle jeunesse, d’une grande générosité et d’une singulière beauté. Il suffit, s’il fallait s’en convaincre, de voir la scène de retrouvailles dans le bus entre Charles et Félicie dans Conte d’hiver ou la scène finale du Rayon vert.