À peu près aux deux tiers de cette reconstitution en fiction de l’affaire Clearstream, un couple s’engueule dans la cuisine. Le sujet : un de leurs enfants vient de sortir de table sans finir son assiette de pâtes, la mère trouve que le père devrait s’en soucier d’autant plus que c’est sa faute (il est bien taciturne depuis quelque temps, il fait peur aux enfants), lequel ne trouve à répondre que beugler quelque chose comme « ce n’est qu’une assiette de pâtes, bordel, qu’est-ce que tu me fais chier avec ça !». On croirait voir une parodie de ces passages obligés des drames naturalistes français, genre Terre battue, prétendant trouver dans ces vibrations de carrelage d’authentiques tranches de vie de gens ordinaires. C’est bien ce registre-là, à ceci près que ce n’est pas censé être une parodie, et que le couple n’est pas si ordinaire. Lui, c’est Denis Robert, vaillant journaliste d’investigation cerné de toutes parts par les attaques en justice pour diffamation suite à ses révélations qui ont contribué à l’éclatement de l’affaire Clearstream. Son plus gros souci dans le film, cependant, est d’être joué par un Gilles Lellouche plus imbuvable que jamais, resservant en mode automatique son registre de beauf sympathique, un peu lourd mais toujours digne de compassion. Elle, c’est sa compagne, tristement corsetée dans le cliché de celle qui ne voit que la dimension domestique des problèmes de son homme, qui ne sait que crier à quel point celui-ci se détache d’elle et de leurs enfants, qui ne porte qu’une vision bien conservatrice de la femme au foyer. C’est plutôt elle qui est le souci de son interprète, Florence Loiret Caille, qu’on plaint sincèrement en la voyant écoper d’un rôle aussi ingrat, inconsistant et inutile. Et tant pis si le dossier de presse nous jure que le vrai Denis Robert a collaboré étroitement au scénario et a choisi lui-même Lellouche pour le jouer.
Des scènes comme celle-là, moins caricaturales mais tout aussi pesantes dans leur description convenue de la vie familiale menacée du héros, L’Enquête de Vincent Garenq nous en dispense assez pour qu’on les remarque — pour qu’on remarque surtout à quel point, malgré l’intensité dramatique qu’elles sont censées atteindre, elles paraissent dérisoires, forcées, faisant tache même au milieu de la reconstitution besogneuse de l’investigation proprement dite. Pourquoi le film insiste-t-il autant sur cette dimension dont il ne sait visiblement que faire, incapable d’en tirer autre chose qu’un cliché ? Une triste réponse se dessine au fil du long métrage, au regard des autres scènes : précisément pour accréditer un cliché, pour que ce journaliste intègre épouse autant que possible l’archétype d’un tel personnage développé dans nombre d’autres films au cinéma et à la télévision.
La tyrannie du genre
On touche là à ce qui, sur tous les plans, mine cette Enquête de l’intérieur : cette entreprise poussive de prendre des faits réels pour en faire à tout prix un exemplaire de genre (autrement dit : « faire genre »), à l’instar de ce qui se fait à Hollywood, mais où l’objectif de conformité à des standards prive le produit de toute sincérité et de toute capacité à convaincre. Tout comme Lellouche fait du Lellouche en croyant incarner Denis Robert (et on vous fait grâce de la caricature de Dominique de Villepin qui apparaît deux minutes), Garenq croit faire du film-dossier mâtiné de dimension dramatique, inspiré par Lumet et Pakula, mais n’accomplit qu’un travail d’élève laborieux, étouffant sous son maniérisme une matière première pourtant édifiante fournie par le réel mieux que ne l’aurait inventée un scénariste. Au mieux, il illustre les découvertes de l’enquêteur, les témoignages qu’il recueille ; cela tourne parfois à la sur-illustration, comme cette avalanche de flash-backs sur le volet des frégates de Taïwan, qu’il n’hésite pas à répéter. Au pire, il se leste d’effets encombrants, comme ce plan en SnorriCam sur Robert perdant connaissance, ou ce piètre usage du format 2.35 où la plupart du temps il ne fait que s’efforcer de remplir le cadre (voir ce plan affreux fixant de profil Denis Robert et un collègue journaliste en vis-à-vis, bien répartis à gauche et à droite de l’image) — on dirait alors qu’il n’a convoqué ce format que pour sa patte « américaine », tant il ne semble pas vraiment savoir qu’en faire. Ainsi, si palpitante que soit la véritable affaire Clearstream, ne rencontre-t-elle ici qu’un pauvre écho, l’étalement des effets déployés pour en faire une fiction efficace amoindrissant son impact (tout en sapant même le travail de fiction : un problème récurrent dans le film de genre français). Au point qu’on se surprend à préférer le documentaire bouffon que le versant politique de l’affaire a inspiré à Daniel Leconte : Le Bal des menteurs.
Dernière touche déprimante : çà et là, quelques-uns ayant déjà vu le film commencent à lui trouver des excuses. Le film, reconnaissent vaguement certains d’entre eux, n’est pas terrible, mais il aurait le mérite d’exister pour la seule fidélité de sa reconstitution de l’affaire Clearstream, qui serait un nouvel acte de reconnaissance envers le travail d’un journaliste auparavant traîné dans la boue. Voilà tout de même une bien petite vision du pouvoir du cinéma à raconter des histoires, a fortiori des histoires vraies. À propos de « basé-sur-une-histoire-vraie », Vincent Garenq semble avoir décidé de persister dans cette branche. Ayant déjà à son actif une reconstitution maladroite de l’affaire d’Outreau, Présumé coupable, il met actuellement en boîte l’affaire Kalinka Bamberski, où on vit notamment un père enlever en Allemagne et ramener en France le meurtrier présumé de sa fille. Difficile de se réjouir d’un tel zèle.