Voici Jennifer Aniston, alias Claire, alias l’Incarnation du Mal-Être sur Terre. Visiblement rescapée d’un grave accident, son visage couvert de cicatrices arbore deux expressions : la grimace quand elle marche et la moue le reste du temps, tandis qu’elle crache à tout bout de champ son fiel, son mépris des bons sentiments et sa rancœur contre le monde entier, tout en multipliant les initiatives à risques. Cela peut être rigolo par moments, mais le film ne fait jamais oublier qu’il s’agit d’un processus d’autodestruction, ni surtout à quel point il est critiquable, alors que la mégère devrait se retrousser les manches pour remonter la pente, que son salut est à portée de main. Plus personne ne peut la supporter ? Mais si, il reste sa bonne à tout faire mexicaine, indéfectiblement dévouée, ange gardien qui croit encore en elle, et a aussi le bon goût de croire en Dieu alors que sa patronne ne croit plus en rien. Elle couche avec le premier venu ? C’est idiot : quand les « vrais sentiments » sont là, il suffit aux deux de s’allonger tendrement l’un à côté de l’autre, non sans se rassurer mutuellement : « Je ne veux pas de sexe — Ça tombe bien, moi non plus » (cela se produit deux fois). Et puis, attention à l’abus d’antalgiques : c’est la porte ouverte aux apparitions hallucinatoires d’une suicidée en mode « bitch attitude » (Anna Kendrick) pour figurer les noirs penchants de l’héroïne… Faut-il poursuivre ?
Ce n’est pas Cake (« gâteau ») que ce film aurait dû s’intituler, mais Pie (« tarte »). Ou peut-être Un chant de Noël : on pourrait voir quelque chose de la très paternaliste fable de Dickens dans le calvaire de Claire, celle qui comme Scrooge tourne le dos à la vie et à la bonté. Seulement, là où le romancier partait du caractère antipathique de son personnage pour révéler (non sans humanisme) l’impasse de sa vie, les responsables de Cake alignent lourdement les aspects psychologique et moral de la dérive de Claire sur le même plan, de sorte que l’un n’aille pas sans l’autre. Le mal-être, nous chantent-ils, ce n’est pas bien, parce qu’il mine l’individu, mais aussi parce qu’il le transforme en harpie infréquentable qui fait des choses que la morale (la puritaine, en tout cas) réprouve. Sans parler du fait qu’il est précisément le revers refoulé du rêve américain (« quand on veut, on peut ») qu’il faut bien faire triompher à la fin, fût-ce en transformant en pantomime ce qui le contredit.
Tronches de Cake
Jennifer Aniston a beau se trouver au centre de ce festival de signaux publicitaires moralistes moisis, ce n’est pas elle qu’on a envie d’accabler. Tout au plus pourra-t-on lui reprocher, dans sa tentative de performance dramatique à contre-emploi, son impuissance à transcender ce que le sinistre programme du film fait peser sur les épaules de son personnage. Et puis, les belles stars qui s’enlaidissent ostensiblement, ce n’est pas nouveau, ni l’apanage du cinéma américain en quête de performance. En 1938, c’est la jeune et déjà rayonnante Suédoise Ingrid Bergman qui se montrait provisoirement défigurée dans Visage de femme de Gustaf Molander, dont George Cukor réaliserait trois ans plus tard un remake, Il était une fois, où les cicatrices revinrent à Joan Crawford. Dans les deux films, le moralisme autour des questions de l’apparence et de la blessure physique/morale avait le bon goût de ne pas se mettre en travers des accents du mélodrame qui finissaient par tout emporter. Mais rien de tel n’est à espérer dans Cake, où tout est fait pour corseter l’émotion dans la pose sérieuse, surligner la morosité, faire sentir le poids du sens moral, et singer quelques éclats d’apaisement à coups d’effets bon marché (tintements de carillon et flous « artistiques »).
De gros signaux pour prétendre donner corps à un état, à un sentiment auxquels personne ne croit vraiment — le dossier de presse est là pour y croire à leur place. Tout est chiqué ici, tout est en toc — d’autant plus que tout est prétexte. Le scénario n’est que prétexte, alignant mécaniquement les étapes de son programme de réinsertion, révélant par degrés l’ampleur du drame affligeant l’héroïne, apparitions censées la remettre sur le droit chemin. Le moindre personnage secondaire n’est que prétexte, une utilité pour donner du sens au chemin de croix, comme le responsable de l’accident qui n’apparaît que les deux minutes nécessaires pour servir de défouloir instantané (pauvre William H. Macy). Seul le personnage de l’autre accidenté de la vie, joué par Sam Worthington, fait à peu près exception, arrive à exister un peu au-delà de sa fonction évidente de modèle de résilience à suivre pour Claire. Et elle-même ? Ne nous leurrons pas : elle et son interprète sont aussi des prétextes, et quand elle touche le fond, c’est pour que le film creuse. On pourrait, en effet, prendre Cake pour une simple bande-démo de la palette élargie d’une actrice en mal de crédibilité et de récompenses académiques. Seulement, l’usage de la star en leurre ne fonctionnerait pas aussi bien s’il ne la soutenait avec un discours aussi complaisant que nauséabond, ce travers bien familier d’un certain cinéma américain, hollywoodien ou pseudo-indépendant, qui pour faire la consensuelle apologie de la réussite ne trouve rien de mieux que de fustiger bassement l’échec. Vraiment, il y a des tartes qui se perdent.