La fin d’année 2014 aura été bonellienne. En hissant le cinéaste au premier plan avec la sortie de Saint Laurent et par sa présence à Beaubourg (rétrospective complète, « master class », carte blanche, installations), elle aura donné le sentiment, vingt ans après son premier court métrage, que se clôturait là la première partie d’une œuvre. Films fantômes enrichit celle-ci de trois scénarios de longs métrages jamais tournés, et participe à cette construction de manière tout aussi indispensable.
Obsession
« Un film fantasmé, écrit, travaillé, rêvé jusqu’à l’épuisement… Rêvé, oui, au point qu’il en devienne un cauchemar, puisque que les nuits révèlent jour après jour les images qu’il devait produire. (…) Au final, peu importe les raisons pour lesquelles les choses ne se sont pas faites. Nulle plainte. Quiconque exerce ce métier stupide mérite ce qui lui arrive (Orson Welles). Et la vie des cinéastes est jalonnée de films qui ne se font pas. Mais de ces films, il faut apprendre à faire le deuil. Il faut apprendre à vivre avec. »
Le livre témoigne ainsi du désir de Bonello de passer un cap, d’apprendre à négocier avec des projets avortés. Plus encore, il fait émerger ses grandes obsessions. À travers certains de leurs dialogues, de leurs lieux, de leurs personnages, de leurs thématiques, La Mort de Laurie Markovitch, Madeleine d’entre les morts et American Music hantent la filmographie de Bonello. La maison close, la folie du sauvage, et peut-être surtout, la question du double, auront finalement toujours trouvé à exister ailleurs.
« Les films fantômes ne sont pas des films invisibles. La Genèse de Bresson, le Napoléon de Kubrick, le Mégapolis de Coppola sont des films que j’ai vus. J’ai vu le Saint Paul de Pasolini. J’ai vu la Recherche de Visconti.
Depuis dix ans, j’ai maintenant tellement vu les miens que je n’ai plus besoin de les faire. »
Nous aussi nous pouvons désormais les voir, ces films où règne l’obsession de l’autre, de l’impossibilité d’être à deux sans vouloir être un. La Mort de Laurie Markovitch est peut-être à ce titre le meilleur scénario de Bonello. L’histoire de Richard, qui se met un jour en tête, après s’être défoncé le nez dans une piscine vide, de le refaire à l’image de ce qu’il aime le plus : Laurie ; puis de se faire opérer pour ressembler peu à peu entièrement à elle. Jusqu’à la tuer en « disparaissant à l’intérieur d’elle ». Il y a toujours chez Bonello cette hantise de la fusion, de l’absence de distance entre les êtres.
De quoi est-il question dans La Mort de Laurie Markovitch et Madeleine d’entre les morts ? « Deux personnages que l’on tue à vouloir les faire revivre ailleurs, en dehors d’eux. Par amour évidemment. » À l’instar de Richard, épuisant et tuant cette femme qu’il aimait pour avoir trop voulu lui ressembler, on pourrait dire que Bonello a trop épuisé ces scénarios non tournés. Devenus trop proches, ils se sont transformés en objets trop connus, trop soi-même ; absence d’écart, de tension vers l’autre, qui ne permet plus de désir. Comme si Bonello avait eu peur qu’en les réalisant il soit vidé lui-même, à court d’inspiration, qu’il n’ait rien d’autre à dire. Qu’il ne parvienne plus à se réinventer et qu’il soit à tout jamais enfermé dans ces films comme Laurie est condamnée à se voir elle-même et en meurt. La copie l’emporte toujours sur l’original. Films fantômes est parcouru par ces interrogations sur le processus créatif et le rapport à l’autre. Comme la filmographie de Bonello d’ailleurs. Souvent chez le cinéaste, les personnages sont des artistes : Bertrand, cinéaste comme Jean-Pierre Léaud dans Le Pornographe, Saint Laurent, Cindy Sherman dans Cindy, ou l’esthète de Tiresia. Toujours cette inquiétude de parvenir à une idée personnelle, qui les exprime, qui soit eux, et qui en même temps, pour les intéresser encore, soit aussi Autre.
Dédoublement
De la guerre, en tant que film qui sortit Bonello de sa « traversée du désert » (entre 2003 et 2008, période durant laquelle il écrivit Laurie et Madeleine), peut apparaître comme une solution. Bertrand y fait l’expérience de sa propre mort dans un cercueil, qu’il cherche à tout prix à reproduire en allant rejouer la folie d’Apocalypse Now dans la forêt d’un manoir. À la différence de Quelque chose d’organique ou de Laurie, ce n’est plus sur la mort de l’autre que s’ouvre le film, mais sur celle de l’homme. Comme dans Saint Laurent par la suite. Ce n’est plus en faisant mourir l’objet de son désir, en l’assimilant, que l’artiste et l’homme parviennent à créer, mais en mourant lui-même. Faire en sorte que cet autre qu’il devient provienne de lui.
Cindy Sherman
« une femme, voyant son double, se met à pleurer. »
« Autoportrait. SE PHOTOGRAPHIER, déguisé, maquillé, caché, se montrer pour mieux disparaître, fantasme absolu… »
« disparaître et exister comme jamais »
« Sans doute quelques films pas faits suffiront à en faire mille autres. » En prenant appui sur ces films fantômes, sur ces histoires de résurgences, de répétitions identiques à l’infini et sur leur réinvention constante, Emmanuel Burdeau revient dans une postface très clairvoyante sur la question du double dans l’œuvre de Bonello, structurante, essentielle. Il s’agit d’être identique, toujours, mais à neuf. Ou comment la légère variation de la répétition permet une réinvention complète du quotidien. Il n’était pas banal de faire de Bonello un cinéaste du quotidien, voilà qui est pourtant fait, et qui permet de tracer des ponts avec un cinéaste comme Hong Sang-soo, par exemple (dans les deux filmographies, la décadence, l’alcool, l’ennui, la création…).
Paris est une fête. Le prochain film de Bonello verra des jeunes déposer des bombes dans la capitale avant de se réfugier dans un grand magasin pour assister au feu d’artifice. Seront convoqués ici Bret Easton Ellis et Pasolini : deux auteurs déjà présents dans American Music. Bonello ne semble pas avoir fini de puiser dans ses films fantômes. Pour autant, il semble désormais pouvoir s’aventurer du côté d’un cinéma plus directement politique. À la frontière entre deux périodes, Films fantômes fait le lien, unit, déroule la cohérence et l’intégrité d’une œuvre qui s’annonce comme l’une des plus intéressantes et des plus importantes du cinéma français contemporain.