S’adjoindre les services du dessinateur Tardi ? Voilà une des meilleures idées qui aient germé dans le cinéma d’animation français à gros budget depuis des lustres. Le trait si particulier de l’artiste, ligne faussement claire épaissie par la rudesse et la désillusion de ses sujets, affectionne pour cadre une France ancienne, celle des faubourgs pavés, de l’atmosphère charbonneuse et des troubles sociaux, en particulier entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, que le sujet soit historique (notamment dans son imposant corpus sur et autour de la Première Guerre mondiale) ou non (lire son singulier Le Démon des glaces, récit d’anticipation répondant aux créations de Jules Verne). Aussi trouvera-t-on appropriée son implication dans un projet d’imaginaire basé sur ce même terreau, pour le moins original dans nos contrées puisqu’on ne saurait mieux le qualifier qu’en alliant deux termes spécifiques de la littérature fantastique : « uchronie steampunk ». « Uchronie » : on fait dérailler l’Histoire en un point précis pour se projeter dans une version alternative de notre actualité. « Steampunk » : inspiré par Jules Verne (encore lui), on élabore une science-fiction « rétro » où le progrès est matérialisé par une abondance de machines à vapeur.
On n’éventera pas le déraillement historique, aussi surprenant qu’iconoclaste, imaginé dans Avril et le monde truqué, pour évoquer directement l’actualité alternative où il nous plonge. Dans ces années 1940-là, la descendance de Napoléon III règne toujours sur l’Empire français, lequel occupe la moitié du globe et dispute l’autre moitié avec l’ « Alliance des Amériques ». Le revers de la médaille est que sur le plan technologique, le monde en est resté à la première révolution industrielle, au point que les scientifiques du globe, très prisés, commencent à disparaître mystérieusement. D’où la situation inconfortable d’Avril, la jeune héroïne, fille de chercheurs disparus qui vit cachée dans Paris avec son très spirituel chat parlant, et qu’un secret légué par ses géniteurs fait pourchasser par la Sûreté… et par des individus qui ne semblent pas de ce monde.
Du beau travail, mais ça grince encore un peu
Face au cinéma d’animation français à gros budget (majoritairement des coproductions internationales, comme ici), nos attentes ont été si souvent revues à la baisse qu’on ne peut nier la réussite relative d’Avril et le monde truqué. Le film de Franck Ekinci et Christian Desmares parvient à faire exister au moins deux choses que trop de congénères tendent à négliger : son cadre et son intrigue. On a pu constater comme ce type de production bascule trop facilement dans la promotion de ses techniciens, graphistes, plasticiens et autres « créateurs d’univers visuel » au détriment de tout autre aspect du récit cinématographique — où même du matériau scénaristique à peu près convaincant comme celui de The Prodigies (A. Charreyron, 2011) peut s’avérer impuissant à insuffler une âme à des produits conçus essentiellement comme des bande-démos. Ici, en revanche, la plus-value visuelle (le trait de Tardi, la composition détaillée de tableaux steampunk d’un monde de vapeur, de mécanique et de suie, une économie de mouvements de cadre) ne s’avance pas en argument publicitaire, mais participe plus humblement à l’incarnation d’un univers assez vivant et concret pour que l’esprit puisse s’y projeter. Le film laisse ainsi balader notre imagination dans une fantasy foisonnante, conciliant évocation d’une France de carte postale détournée et aventures au-delà des frontières de l’humanité.
Par endroits, pourtant, l’imagination achoppe. Il y a bien une âme dans Avril et le monde truqué, mais celle-ci semble incomplète, avec quelques creux à combler. Les creux sont sensibles du côté des personnages qui habitent cet univers si soigneusement constitué. Quoique tous vocalement interprétés avec conviction, ils se ramènent à des figures manquant de substance, suivent moins leurs propres parcours qu’ils se laissent porter par les décisions arbitraires du scénario (voir les quelques accidents arrivant trop opportunément pour infléchir l’intrigue dans la direction la plus satisfaisante) et par les thèmes sommairement amenés et traités comme s’ils se suffisaient à eux-même (les usages de la science, la responsabilité de l’espèce humaine), ne convainquent pas vraiment dans l’expression de leurs désirs (bâclage du récit d’un amour naissant) — quand ils ne sont pas de purs prétextes, comme cet agent de la Sûreté obstiné qui poursuit Avril mais occupe surtout la fonction de bouffon de service. Si le film se trouve une âme dans le sérieux consacré à constituer une imaginaire en forme de réalité alternative invitant à la découverte attentive, il faiblit quand il s’agit de toucher au cœur, de dépasser la bonne facture de la direction artistique et du scénario pour animer l’indispensable part humaine de l’aventure. Il ne surmonte pas complètement ses origines de vaste entreprise mue et motivée par moult équipes et sources de financement, dispersion des savoir-faire qui rend plus délicat de conserver l’âme d’un projet. Les efforts sont là, des choses en sortent, mais il y a encore du travail.