Premier long métrage du Belge Antoine Cuypers, Préjudice nous rappelle que la descendance de Festen de Thomas Vinterberg n’a pas fini de faire des ravages dans le cinéma dramatique actuel, perpétuant le pauvre genre qu’elle a fini par constituer : les films sur des repas de communauté (famille, copains, etc.) qui tournent mal. Les détails du menu peuvent varier d’un spécimen à l’autre, mais le régime reste le même : croissance graduelle de la tension, éclats de voix démonstratifs, mise en évidence de la mesquinerie humaine derrière les fissures de la bonne entente, une ou quelques révélations sulfureuses pour enfoncer le clou. Un genre bien codifié, donc, mais surtout globalement indigent, parce qu’en dépit de la violence (psychologique, sociale, physique) qu’il peut déployer, malgré l’ingéniosité scénaristique avec laquelle il peut distribuer des secrets pas folichons sur ses personnages, son programme n’est que trop souvent voué à faire du spectateur le voyeur-jouisseur passif des turpitudes d’autrui, suivant un rite assez rodé pour ne pas l’interpeller au-delà d’une limite conventionnelle, ni l’amener à se sentir trop concerné par ce spectacle de l’humanité.
C’est de ce genre bien balisé que Préjudice se présente comme le spécimen le plus caricatural et indéfendable vu depuis longtemps. Pourtant, sur le papier, le film exprime une intention très intéressante, qui promet de minimiser l’importance des ficelles dramatiques d’usage. La famille de Préjudice comporte (comme souvent) une brebis galeuse, or la cause de son statut, censée être l’objet d’une question source de suspense quant à sa réponse, importe finalement moins que la nature, chargée d’ambiguïté, de la confrontation entre cet individu et son entourage. Face à Cédric, trentenaire perpétuellement hagard montrant tous les signes d’une inadaptation pathologique à la société, les gens « normaux » qui l’entourent ne s’avèrent guère moins perturbés, constamment tenus de « gérer » sa présence qui leur inspire une crainte irraisonnée, toujours dans l’attente d’un incident grave. Cependant ils tâchent de faire bonne figure, tantôt l’ignorant tantôt l’interpellant pour le ramener à leur activités, sans tendresse, se retranchant derrière l’idée qu’ « on a fait tout ce qu’on a pu » pour lui (en premier lieu sa mère, dont le caractère révèle presque aussi inquiétant que le dérèglement du fils), sans se demander si « ce qu’on a pu » ne s’est pas avéré pire que le mal, certains s’empressant de vouloir penser à autre chose. Évidemment, Cédric ressent particulièrement cette dérobade collective, cette hostilité larvée à son égard, et le vit mal.
Il y a comme un malaise…
Seulement, la nature intime de ce face-à-face pervers reste pour le film une pure intention, un prétexte au réalisateur pour jouer au petit maître du malaise en huis clos. Alors que c’est le malentendu, où chaque camp abuse de l’autre et se leurre soi-même, qui éclaire le plus violemment ce qu’une cellule familiale peut avoir de dérangeant (que fait-on lorsque l’un d’entre nous est définitivement « différent » ?), Cuypers ne s’y penche que pour y appuyer ses effets intimidants et transformer son film en une sorte de carnaval de la crise familiale. Éclats musicaux de batterie et de violoncelle tenant le rôle des coups de violons des plus médiocres films d’horreur hollywoodiens, personnages filmés de dos sans que la pose leur confère autre chose que cela (une posture glacée), usage m’as-tu-vu du hors-champ, dialogues lourds de sens avec lesquels les comédiens les plus habiles doivent se soumettre, même un coup de tonnerre grossièrement opportun, évidemment quelques scènes de départs en vrille pour signifier la folie qui par moments prévaut : Préjudice aligne pour marquer l’ambiance les techniques les plus démonstratives de manière totalement brouillonne, se gorgeant de cris et de chuchotements, sans se soucier de dessiner quelque point de vue de cinéaste autre qu’un pourvoyeur de noirceur à peu de frais qui aurait mal digéré les films de Haneke.
Pour désamorcer le grand sérieux avec lequel celui-ci se regarde filmer, un bon gros moment de n’importe quoi serait presque le bienvenu. Il se produit au milieu du film : la pluie tombe à seaux, le barbecue dans le jardin est raté, tout le monde débarrasse la table en catastrophe, sauf Cédric qui reste planté sur sa chaise le regard dans le vague. Le réalisateur décide alors que le temps suspend son vol dans ces secondes dramatiques, et filme la scène en un seul plan fixe au ralenti qui va, pense-t-il, dilater le sens de celle-ci (sous l’orage, l’agitation des autres contre l’inertie de l’exclu), mais qui, bien superflu, ne sert qu’à faire patienter jusqu’au retour à la vitesse normale. On peut situer là le point culminant et terminal de l’entreprise – là où, si préoccupée d’amplifier la surface intimidante de son sujet à l’abri de ses intentions, elle finit par rendre évidente la vanité de sa posture.