Dans son précédent film Colorful (2010), Keiichi Hara n’abordait rien de moins que le suicide chez les adolescents, la dépression des femmes au foyer ou encore la prostitution des collégiennes, le tout sans jamais céder à la tentation de la pesanteur ni de la complaisance. Parfois considéré comme un héritier d’Isao Takahata, il faut ainsi lui reconnaître sa capacité à aborder des sujets auxquels peu de ses contemporains osent se frotter. Consacré à O‑Ei Hokusai, fille du grand maître mondialement connu pour sa célèbre Grande Vague de Kanagawa, son nouveau film adopte cette fois un subtil clair-obscur qui lui permet d’affirmer encore un peu sa signature.
Tandis que le film s’ouvre sur le maître réalisant de grandes performances artistiques, sa fille s’adresse à nous pour le présenter comme un « vieil excentrique », un « drôle de bonhomme », mêlant admiration, tendresse et exaspération à son encontre. Nous sommes en 1814, à la fin de la période dite de Togukawa. Tokyo (encore nommée Edo) est alors la ville médiévale dont l’imagerie romantique reste encore très présente dans les esprits. Mais loin de célébrer cet idéal si cher aux Japonais, Keiichi Hara propose de nous la faire découvrir par la perception de son personnage. La voix intérieure d’O‑Ei ne reviendra qu’à la toute fin du film, mais ce rapport intime aux sentiments de la jeune femme ne cessera de guider le découpage des lieux et du temps, reflétant le morcellement d’une vie soumise à des impulsions contradictoires. O‑Ei passe d’une scène à l’autre, d’un espace à l’autre, seule récurrence dans des différents univers a priori inconciliables (les fondus au noir les séparant clairement les uns des autres), oscillant entre le jour et la nuit, l’intérieur et l’extérieur, l’atelier de son père et la maison de sa mère dans laquelle vit sa sœur malade, O‑Nao. Un motif revient ainsi à plusieurs reprises : O‑Ei se tenant accoudée à la rambarde d’un pont immense, à mi-chemin entre les deux rives. Passage d’une époque à une autre, de la vie à la mort : l’image est riche en évocations. Mais elle est aussi la matérialisation d’une réflexion sur le geste artistique lui-même, un entre-deux que Keiichi Hara explore via sa lecture fictionnelle de la vie d’une artiste oubliée par l’histoire.
Vers l’autre rive
La plupart du temps, Hokusai père se cache de la lumière. Enfermé dans son atelier le jour, il ne sort qu’au coucher du soleil pour capturer les créatures surnaturelles qui se révèlent à la lueur chancelante des bougies. Il appartient à ce monde d’obscurité fait de superstitions et de légendes, qu’il traverse accompagné de ses admirateurs. Auréolé d’une aura mystique, il est autant guérisseur qu’artiste, lui qui connaît les terreurs qui naissent des ombres, sachant comment faire taire les esprits des morts par quelques coups de pinceaux, mais paradoxalement incapable de faire face à sa plus jeune fille aveugle et mourante. O‑Ei l’accompagne dans ce rôle, également dotée de cette capacité de voir ce monde tapi derrière celui des humains. Mais elle lui sert aussi de contact avec le monde des vivants, l’assistant de plus en plus pour dessiner des corps humains qui ne l’intéressent plus (si ce n’est pour s’amuser à croquer des visages grimaçants, qu’il qualifie par la suite « d’horreurs »). Malgré son talent, la jeune femme reste ainsi dans l’ombre du grand maître, figure paternelle déclinante qu’elle protège en feignant de respecter une autorité depuis longtemps fanée.
O‑Ei n’espère pas la reconnaissance artistique, et n’attend donc rien de l’immortalité qui est censée l’accompagner. Elle aime par ailleurs un homme qui ne la remarque pas, et assume d’accompagner seule sa petite sœur dans la maladie. Pourtant, comme ce fut le cas pour les personnages de Colorful, Keiichi Hara ne fait jamais d’elle une figure tragique, bien au contraire : il célèbre cette position courageuse consistant à trouver un équilibre, à ne pas céder à la fuite ou au désespoir. Cette précarité d’une existence placée sous de mauvaises étoiles devient même le moteur d’une inspiration salvatrice. Quand elle se tient sur le fameux pont avec O‑Nao, elle raconte ainsi le monde qui passe devant elles pour lui permettre de voir, décrivant les gens, nommant les couleurs, reliant les sons à des gestes et des textures. Elle transmet son rapport sensible au monde dans un geste désintéressé qui ne constituera jamais une œuvre, voué à disparaître avec son auditoire.
Par ces moments de plénitude éphémère, O‑Ei parvient peu à peu à s’affranchir de la peur, contrairement à son père, tétanisé par l’idée de sa propre disparition. En même temps que la quête d’une forme de sérénité (son seul véritable sourire, apaisé, n’apparaît qu’à la toute fin du film), elle définit peu à peu sa personnalité d’artiste : celle-ci ne réside pas seulement dans sa capacité à traquer les créatures divines, mais aussi dans la restitution d’une perception du monde qui lui est propre, affranchie des superstitions. Cette prise de conscience donne lieu à une étonnante séquence hallucinatoire, dans laquelle un énorme Bouddha tend son pied pour l’écraser. Elle le regarde alors bien en face, calmement, sans esquisser le moindre mouvement. Plus tard, dans la seule œuvre qu’on la voit réaliser seule, elle représentera la petite O‑Nao sous une forme à la fois réaliste et fantasmée. Prenant le pouvoir sur la mort et les dieux, elle lui rend la vie en même temps que la vue. Cette œuvre apaisante et lumineuse consacrée au souvenir d’une anonyme qui ne laissera aucune trace visible sur le monde apparaît ainsi comme un discret manifeste. Car au-delà du très beau portrait que nous peint Keiichi Hara d’une artiste oubliée par l’histoire, le réalisateur fait fusionner son geste avec celui de son personnage, livrant une œuvre tout en nuances, légère comme un souvenir inventé.