Le cinéma d’Eugène Green interroge-t-il autre chose, et ce depuis déjà quelque temps, que la question de l’enfantement symbolique, poursuivant une méditation sur l’incarnation dont le modèle est la figure de Marie ? C’était le cas de La Religieuse portugaise (2009) avec Julie de Hauranne adoptant un petit garçon ; et récemment de La Sapienza (2015) avec le couple d’Aliénor et d’Alexandre, ayant perdu un enfant, et qui auront des enfants « par la lumière ». Ce dernier film, par l’utilisation répétée du « Magnificat », hymne à la Vierge, de Monteverdi, et la référence à une architecture de lumière – que figure par excellence le ventre de Marie fécondé par l’Esprit Saint –, traitait de l’accueil de celle-ci dans nos vies et donc de l’enfantement à sa manière.
Eugène Green dans son nouveau film Le Fils de Joseph poursuit une méditation sur l’enfantement, mais du point de vue de la paternité, biologique et symbolique. Vincent (Victor Ezenfis) est un jeune lycéen solitaire qui vit avec Marie sa mère infirmière interprétée par Natacha Régnier, que l’on retrouve après son rôle dans Le Pont des arts (2004). Elle n’a pas été miraculeusement fécondée par le Saint Esprit puisque Vincent son fils, n’aurait pas de père selon elle, mais a un père biologique qui l’a renié. Le film suit le parcours de Vincent, commencé près du bien-nommé café « Père & fils », à la recherche de son père, le conduisant à rencontrer le frère de celui-ci (et donc son oncle), Joseph, interprété par Fabrizio Rongione – Alexandre dans La Sapienza –, en qui il trouvera un père de substitution.
En plaçant le film, explicitement par son titre, à l’aune de l’histoire biblique qui est celle de l’Incarnation, Le Fils de Joseph a tout du drame chrétien que le réalisateur actualise en le déplaçant (avec la figure d’un « fils de Joseph » lycéen), de la parabole historique au drame sans cesse renouvelé, pour peu que nous sachions le déceler et que le cinématographe s’attache à révéler.
Un polar métaphysique, entre le littéral et l’allégorique
Eugène Green inscrit ses fictions dans le monde moderne, et ici dans le cadre urbain parisien, pour mieux montrer comment l’allégorique et le sacré peuvent sourdre du littéral et du quotidien le plus trivial. Deux lignes s’entremêlent ainsi dans Le Fils de Joseph : la chronique de la vie quotidienne de Marie et de son fils Vincent, sur les traces de son père, l’éditeur Oscar Pormenor interprété par Mathieu Amalric ; la dimension allégorique, biblique, inscrite par le titre, qui met à l’honneur les figures paternelle et filiale.
Cette double lecture permet de tenir ensemble les différents éléments du film, caractérisé comme un polar métaphysique par son réalisateur. À partir d’une chronique familiale, une enquête mène Vincent sur les traces de son père, convertie en roman noir, en tragédie, avec la fomentation d’un crime. Cette dimension sert aussi à dresser une satire du monde contemporain, touchant aux « bobos », au milieu de l’édition (incompétence des attachées de presse, assistantes maîtresses, sociabilité et monde d’apparat, bassesses morales,…), et à un modèle familial en crise.
Puis, le récit biblique s’appréhende par des références entremêlant Ancien et Nouveau Testament, pris dans un jeu de relations entre les chapitres du film, le cadre cinématographique et les peintures filmées, faisant des personnages à l’écran aussi bien des personnes d’aujourd’hui que des figures mythiques : ainsi, la première apparition de Marie est une apparition au sens strict dans un halo lumineux depuis l’encadrement d’une porte, qui jouxte une reproduction du sacrifice d’Abraham ; et elle sera, entre autres, représentée dans le cadre à proximité d’une croix, lorsqu’un crucifix est présent en fond de champ. Le Fils de Joseph donne ainsi à relire une chronologie de l’Incarnation où la figure de Marie, celle qui a enfanté, est à l’honneur, mais comme en sourdine : elle est une figure maternelle par excellence, et la figure d’une mère souffrante à l’horizon de la mort de son fils dans l’histoire biblique.
De Joseph, figure du père, à la Sainte Famille
Reposant ainsi à la fois sur le littéral et l’allégorique, comme la lecture biblique, le scénario fait un usage encore bien plus spécifique de la lecture typologique définie comme le sens allégorique de l’exégèse de l’Ancien au Nouveau Testament, assurée ici par les références picturales et les situations des personnages.
La reproduction du Sacrifice d’Abraham du Caravage dans la chambre de Vincent annonce le projet de sacrifice du père, interrompu, par miracle comme s’en fait l’écho le pan de mur lumineux (le sacrifice d’Abraham est ici inversé entre le père et le fils). Et c’est le tableau Saint Joseph charpentier de Georges de La Tour qui est donné à contempler lors de la promenade de Vincent en compagnie de Joseph au musée du Louvre. Ainsi, de l’Ancien (Abraham) au Nouveau (Joseph) Testament, si Isaac préfigure le Christ – le sacrifice par Abraham de son fils (non-réalisé) annonçant le sacrifice (réalisé) à venir de Jésus mourant sur la croix –, le meurtre avorté de son père par Vincent lui permet de trouver un père dans la figure de Joseph : de fait, celui-ci énonce à celui-là face au tableau que c’est par son fils que Joseph devient père, annonçant comment il deviendra lui-même un père pour Vincent. Mais Joseph est encore la figure d’un déshérité dans l’Ancien Testament (le fils de Jacob vendu par ses frères), tout comme Joseph dans le film a été déshérité et auquel son frère ne vient pas en aide quand il le lui demande, converti dans le Nouveau Testament en élu comme père de Jésus.
La paternité symbolique dont Joseph est l’exemple par excellence comme père non biologique constitue le cœur du Fils de Joseph qui présente au contraire, dans un registre comique, une banalisation de la procréation marchandisée par la vente du propre sperme d’un copain de Vincent qui a monté une petite entreprise d’exportation sur Internet, cette activité lui causant un épuisement physique conséquent… En présentant deux couples de personnages, Marie et Vincent, Joseph et Vincent, qui figurent la relation maternelle et la relation paternelle, Eugène Green montre que la rencontre et la relation (régies par le hasard ou la grâce, car n’oublions pas qu’Eugène Green est pascalien) sont le cœur d’un apprentissage de l’amour ; et, par la figure de Joseph rencontrant Marie par son fils, comment l’horizon d’une pleine relation est trinitaire, sur le modèle de la Sainte Famille. Le Fils de Joseph est à ce titre sans doute son film le plus optimiste, car le seul à proposer une trinité familiale, relation où l’amour circule. Car c’est bien l’amour dont fait l’expérience et l’apprentissage Vincent qui énonçait « Je n’aime personne et personne ne m’aime ».
Drame chrétien tragi-comique
C’est pourquoi Eugène Green démontre une fois de plus avec Le Fils de Joseph que le cinématographe est pour lui l’instrument spatio-temporel, audio-visuel, lui permettant d’appréhender tant par le scénario que par le cadre, le montage, le mystère de l’Incarnation, mystère qu’il sonde dans la nature de ses personnages (c’est la première à l’écran, et très belle surprise, de Victor Ezenfis), scrutés par le gros plan, et une frontalité iconique.
Que ce soit dans le plan, comme dans la parole qui sont des équivalents pour Eugène Green, il s’agit de révéler le Verbe, particulièrement mis à l’honneur sous la facette inattendue d’un documentaire sur la langue basque dans le récent Faire la parole présenté au dernier festival Cinéma du Réel. Le tournage ici en pellicule dote le film pour son réalisateur d’une matière énergique, spirituelle, contribuant à incarner la parole. Celle-ci se livre majestueusement dans le verbe baroque mélodique que fait retentir le Poème Harmonique de Vincent Dumestre, et en particulier la voix dramatique et empathique de la soprano Claire Lefilliâtre. C’est ici, comme dans les autres films du réalisateur, que la performance artistique est le lieu d’une révélation et d’une naissance à soi-même, alors que le chant évoque la figure d’Euryale, figure mythologique d’un fils mort pleuré par sa mère, et, sorte d’avatar profane du Christ (la mythologie est d’ailleurs une autre voie de la lecture typologique). Que ce soit Euryale ou le fils de Joseph, s’il n’est jamais prononcé le prénom de Jésus, ce n’est pourtant que de lui dont il est question, instituant le film comme un drame profondément chrétien : l’amour y est le creuset d’une révélation, la grâce est agissante, le Verbe s’incarne dans l’image, laquelle doit s’appréhender d’après son sens élevé – comme icône et comme présence (réelle), toutes choses que s’attache à agencer et à capter Eugène Green.
On peut penser à un modèle littéraire du côté de Paul Claudel, dans l’ampleur du projet qui est le sien de réaliser un cinéma du Verbe, un drame chrétien tenant à la fois du comique et du tragique : entre le littéral et l’allégorique, entre le quotidien, le profane, qui relève d’un régime satirique mais aussi tragique (le désir de vengeance du père par Vincent) et l’histoire biblique, le sacré qui mêle tragédie et happy end (propre à la comédie). Si la littéralité, assumée, peut être poussée à son comble (comme lors de la scène de reconnaissance entre Marie et Joseph ne manquant pas de faire sourire), c’est bien sur elle que repose le projet de donner à sentir toute l’épaisseur et la force de l’allégorie, comme du drame sous-jacent et à venir – celui de l’Incarnation.
Ainsi, Le Fils de Joseph s’appréhende encore plus qu’un autre film d’Eugène Green comme un appel lancé au Verbe : « Où te chercher ? » S’y formule une résistance face au monde moderne illustrée par la « Fuite en Égypte » finale, sur un âne (c’est la représentation traditionnelle de la Fuite en Égypte mais cette figure peut aussi rappeler l’humble figure bressonnienne de Balthazar), rejouée par Marie, Joseph et Vincent, et qui annonce un drame mais aussi un salut.
S’y formule encore, dès le prologue, un appel à une conversion qui se lit en miroir de la résistance finale : alors que retentit le chant de Cavalieri « Ierusalem, convertere ad Dominum Deum tuum » (« Jérusalem, reviens vers le Seigneur ton Dieu ! »), de gros plans de flux contraires simultanés vers la gauche et la droite du cadre qui montrent la suractivité de la ville sont soldés par un mouvement d’appareil ascendant vers une église. Preuve – s’il était besoin de le faire – que le drame se joue là-bas comme ici, et qu’Eugène Green est, lui aussi, là-bas comme ici. Tout cela ne pourrait être que sublime, virtuose, édifiant, ou – diraient les détracteurs – assommant, ridicule, catéchétique, mais c’est un supplément d’âme qu’il trouve ici, magnifié par le raffinement des plans, ses chromatismes somptueux, puis, peu à peu celui du cœur qui a été touché et a connu une révélation, et qu’il nous fait en retour approcher par son cinéma, comparable à une onction.