La réalisatrice d’origine ukrainienne Oxana Bychkova présente avec Une nouvelle année son cinquième long-métrage, mais c’est le premier à sortir en France. Elle filme la vie d’un jeune couple marié moscovite, Igor (Alexey Filimonov) et Zhenia (Nadya Lumpova), examinée au cours d’une année entière à partir du jour de l’An. Sont alors mis au jour les désirs des personnages qui n’envisagent pas de passer la fin de l’année de la même manière : si l’un voudrait le passer avec ses collègues, l’autre avec ses amis. Zhenia travaille dans une agence de journalisme web branchée où elle est graphiste, s’amuse dans son travail et avec ses collègues ; Igor est chauffeur de taxi clandestin mais se refuse à côtoyer le monde professionnel de Zhenia, en vient à jalouser ses collègues, et, partant s’éloigne peu à peu d’elle, et réciproquement.
L’intrigue d’Une nouvelle année examine ainsi l’épreuve d’un jeune couple passée au crible d’une crise : celle du passage à un âge adulte comme le ferait un teen movie, et celle plus générale de l’évolution des deux personnes dans le couple en forme de tragi-comédie sentimentale.
Chronique amoureuse et morale, le film s’ancre aussi dans la Russie contemporaine, adaptant Ne vous séparez pas de ceux que vous aimez d’Alexandre Volodine (1919 – 2001). La réalisatrice répète le même geste de mise en scène que celui évoqué dans le film à partir d’Un ennemi du peuple d’Ibsen, modernisé au théâtre pour la Russie actuelle.
Chronique moscovite
Le couple de personnages est attachant, traité sur le mode du contraste, tant par les caractères que les couleurs et leur présence dans le cadre : Zhenia est vive et colorée, alors qu’Igor a un tempérament plus renfermé. Une nouvelle année tient du documentaire dans la façon de faire la chronique d’un couple dans un immeuble en périphérie de Moscou, de les voir au travail, dans le souci des questions économiques, dans leur intimité, et leur vie de loisir. Chronique socialo-sentimentale, le film dépeint quelques troubles du pays (difficultés à trouver du travail, problèmes des soins et cas de corruption à l’hôpital, travail clandestin et agressions), à l’aune de la vie d’un couple : le social s’articule à l’intime, sauf dans les scènes d’intimité en tant que telles qui constituent des pauses suspensives, en dehors du monde, et empruntant son style pour partie, comme l’a confié la réalisatrice, à Intimité (2001) de Patrice Chéreau : le film est ponctué par des séquences de complicité et d’intimité du couple donnant à voir le lien sensuel à travers les gros plans sur les visages et les caresses, puis l’éloignement progressif, avec le rattrapage d’enjeux sociaux et de désirs contradictoires.
Zhenia aspire à plus d’ouverture, à vivre pleinement sa vie parmi les jeunes branchés avec lesquels elle travaille, qui citent aussi bien Kieslowski que Dark Vador, qui font des fêtes mémorables, et qui vivent parmi des murs blancs et des écrans séparant l’espace de travail de celui des loisirs. Igor, quant à lui, n’a besoin que d’une femme qui s’occupe bien de lui, de construire une vie simple et traditionnelle, parmi les papiers peints fleuris. Ils peuvent ainsi figurer deux positions de la Russie vis-à-vis du monde extérieur, mais aussi le projet de concilier plusieurs styles dans le cinéma réaliste de Bychkova, tenant à la fois du documentaire, du drame social, du film intime ou du huis clos, entre cinéma auteuriste, traditionnel ou maintream.
Une suite du Décalogue de Kieslowski
L’un des modèles d’Oxana Bychkova peut encore s’appréhender dans la série de Kieslowski, Le Décalogue (1989), sorti récemment en copie restaurée, dont Une nouvelle année constitue une sorte de suite, toutes proportions gardées. Le film en serait un épisode inédit dans le projet de donner à voir la vie de personnages dans un immeuble en périphérie urbaine et de mieux les comprendre, sans néanmoins en viser une quelconque éthique.
Le rapprochement se justifie d’autant plus qu’il est fait référence à l’épisode 5, Tu ne tueras point, qui fut l’objet d’un long-métrage du même titre : visionnant sur leur ordinateur un film prêté par les collègues de Zhenia, le spectateur cinéphile peut en effet identifier l’épisode de Kieslowski (le réalisateur étant cité par ailleurs), gardé hors champ, connu pour son fameux filtre jaune et sa séquence de meurtre particulièrement violente. La profession d’Igor, chauffeur de taxi, agressé qui plus est par un passager (un oligarque en lieu et place du jeune tueur chez Kieslowski) permet encore de le penser. Par ailleurs, l’épisode 3, Tu respecteras le jour du Seigneur, où un ancien couple erre tout au long de la nuit de Noël dans Varsovie peut en être rapproché quand là, c’est le jour de l’An qui redistribue peu à peu les coordonnées d’un couple n’aspirant plus aux mêmes choses, comme le cristallise le réveillon de fin d’année. Si l’épisode 3 kieslowskien était d’une grande beauté plastique, usant des lumières multicolores de la ville en fête, la séquence d’ouverture d’Une nouvelle année qui est une séquence urbaine nocturne, introduisant Igor qui rentre chez lui après avoir travaillé toute la nuit, montre au contraire une dimension plus prosaïque dans la façon de filmer la ville la nuit, caractéristique d’un style encore une fois réaliste et sans grands effets de Bychkova.
La réalisatrice livre ici un film certes un peu brinquebalant, mais dans son ensemble attachant et plein de vie, et encore mélancolique car c’est la chronique d’une séparation : le film rappelle ce sur quoi l’amour ne cesse de buter à l’épreuve de la réalité, par l’évolution des désirs et des projets de vie ; mais il montre aussi qu’on ne se sépare jamais vraiment de ceux qu’on a aimés, indépendamment du fait que la relation n’a plus d’existence réelle ou sociale, institutionnalisée par le mariage notamment.
Une nouvelle année dégage ainsi une forme d’essence de l’amour : « Il y a une chose de l’amour que tu ne comprends pas », disent les paroles d’une chanson passant à la radio, quand Zhenia et Igor sont en voiture pour sanctionner administrativement leur divorce. Une fois celui-ci effectif et accompagné des rires des concernés, les personnages jusqu’à la scène finale ne seront en réalité jamais complètement séparés : on ne quitte jamais ceux qu’on aime – c’est ce que nous fait saisir avec une belle ambiguïté et une douce légèreté Oxana Bychkova dans son dernier plan tout en retenue, tendresse et pudeur.