Lancé dans la course aux Oscars, 5 caméras brisées nous vient tout droit de Palestine, où son réalisateur, par nécessité de filmer la lutte quotidienne des habitants de son village face à la colonisation israélienne, sacrifie cinq caméras sur le champ de bataille. Ce documentaire traite avec une subjectivité désastreuse du conflit israélo-palestinien. Prisonnier de son propre regard, Emad Burnat se trouve être incapable d’insuffler la distance nécessaire aux images prises sur le vif des révoltes palestiniennes contre l’annexion de leur territoire, et reproduit un schéma binaire qui ne se fait que captation d’un combat entre justes et envahisseurs.
Loin de nous l’idée de minorer la portée d’un tel combat – la cause est entendue depuis bien longtemps –, ce conflit sans fin est un véritable drame. Prendre sa caméra et risquer sa vie pour rendre compte de ces événements témoignent d’un courage et d’une détermination qui ne peuvent que forcer le respect. Mais c’est justement dans cette idée de « forcer », au sens du « coup de force » permanent qui se joue par exemple quotidiennement dans les médias – et qui s’applique malheureusement de manière particulière au conflit israélo-palestinien – que réside toute l’ambiguïté et, il faut le dire, la gêne provoquée par ce film. Car Emad Burnat, bien conscient qu’il traverse un terrain miné et propice à la polémique, choisit soigneusement d’éviter tout élément de discorde en un mouvement constant qui s’apparente au zapping.
L’enchaînement des séquences, appuyé par une voix off qui oriente constamment le regard du spectateur, produit un mouvement sur-signifiant, où chaque élément a valeur de symbole de la lutte et du désarroi palestiniens, comme une course effrénée à la poursuite d’un sens se devant d’être omniprésent, et qui au mieux nivelle par le bas, ou au pire remet tout à plat. Pourtant, la promesse d’un film relatant la perte de cinq caméras sur le champ de bataille laissait espérer un recul par rapport à l’objet, et par conséquent, aux images qu’il produit. Mais ces cinq caméras ne sont finalement que les vecteurs d’un regard unique et lénifiant, qui ne cesse de révéler sa maladresse à mesure que le film progresse : place prépondérante d’un fils né pendant le conflit, et à qui la voix du réalisateur s’adresse avec, toujours en balance, les événements tragiques filmés à l’énergie. Il n’y a rien de plus important que l’engagement du réalisateur dans son film, dans la croyance que ses images peuvent changer le monde, à petite ou à grande échelle, mais le manque d’attention à tout ce qui entoure ici le conflit empêche 5 caméras brisées de prendre ses distances avec une certaine forme de chantage à l’émotion.
L’aspect très « fabriqué » du film (forte présence de la voix off du réalisateur et de la musique) verrouille toute possibilité de création d’un espace de pensée, renforcé par l’adresse constante d’un père à ce fils qui grandit trop vite dans la débâcle des affrontements. De plus, le principe d’une co-réalisation avec Guy Davidi, réalisateur israélien, qui a notamment écrit la voix off du film, pose problème. Un énoncé perçu comme très personnel a donc été écrit par un autre, ce qui vient renforcer un certain sentiment de manipulation par l’émotion. Surtout qu’il ne naît, par ailleurs, aucun dialogue fertile entre le regard d’un Palestinien et celui d’un Israélien. Il y avait pourtant là une belle matière, dans le rapport à la caméra et au regard naissant d’un filmeur qui, par la force des événements, devient cinéaste. Mais le film se rapproche finalement plus du flot d’actualité et des images du conflit que de la réflexion sur la place du filmeur (et la possibilité d’un regard cinématographique) à l’intérieur d’une zone de guerre, réflexion essentielle pour mener à bien un projet d’où puisse émerger une complexité. Dommage, donc, que le film s’échine à créer artificiellement de l’empathie là où elle existe déjà, et ne récolte in fine que les louanges escomptées d’un produit calibré pour l’émoi et l’indignation.