La sortie du nouveau film de Pablo Berger — l’auteur du remarqué Blancanieves en 2013, à défaut d’être parfaitement remarquable – aiguisait une certaine curiosité : sur le plan esthétique, Abracadabra est ouvertement pensé comme l’exact inverse de son prédécesseur, comme s’il importait au réalisateur de fermer la parenthèse à double tour. L’adaptation de Blanche-Neige était un condensé de « rétromanie » (noir et blanc, muet) et d’inventivité formelle (une caméra virevoltante, d’innombrables jeux visuels) dans une grande marmite ibérique où gargouillait la plupart des cartes postales espagnoles (corrida, flamenco et paella). L’étonnant premier degré gracieux masquait tant bien que mal le dispositif un peu usé. Cinq ans plus tard, le long-métrage suivant semble lui répondre point par point comme un défi : propulsé dans le contemporain le plus palpable (la première scène réinvestit le cliché national par son occurrence moderne : le match de foot entre le Barça et le Real), Abracadabra filme l’Espagne des années 2010 dans une débauche de couleurs saturées et d’effets de manche scénaristiques et techniques. Le problème, dans ce jeu des sept différences, c’est que même l’élégance que Blancanieves parvenait parfois à atteindre a été remplacé par une vulgarité omniprésente.
Magie et misogynie
La grossièreté de trait est un peu l’apanage de la production cinématographique majoritaire récente de l’autre côté des Pyrénées. Si l’on excepte la singularité du grand Almodóvar et les quelques excursions impressionnistes vibrantes qu’ont été La Belle Jeunesse ou Été 93, les rares titres espagnols qui parviennent sur les écrans français paraissent répondre à un cahier des charges artistique similaire et peu enviable. Avec des réussites diverses (Que Dios Nos Perdone, La Isla Mínima pour les plus aboutis, L’Homme aux mille visages, La Colère d’un homme patient, La Niña de Fuego et donc Abracadabra pour les plus calamiteux), tous ces films rêvent d’un style généreusement grotesque et d’une extravagance géniale, comme aimantés par les œuvres du cinéaste-modèle, Alex de la Iglesia, autrement plus intéressantes. Car si ces dernières sont marquées par une fuite en avant carnavalesque (toujours plus absurdes, toujours plus grandiloquentes) qui les déboîte de leur socle socio-historique, celles des suiveurs restent fatalement enracinées dans leur réalisme d’apparat. Moins films qu’échafaudages maniéristes et barnums publicitaires (ralentis, plans-séquences à la grue), la nouvelle génération est obsédée par une efficacité qu’elle est incapable de maîtriser et qu’elle maquille dans des montages sur-vitaminés. À défaut, tous ces films donnent l’impression d’être filmés à la loupe où tout y est enflé et outrancier (du jeu des acteurs au rebondissements scénaristiques). Forcément, tout cela débouche sur des impasses : de film en film, les meurtres sont les plus glauques possibles, les scènes d’actions les plus musclées imaginables (avec, souvent, des renforts sonores idoines) jusqu’à ne plus rien vouloir signifier que renchérir dans l’épate suspecte. Ainsi fantasmé, le réel sociologique sur lequel ces films veulent s’appuyer (la crise économique et le marasme social qu’elle a engendré est, d’une façon ou d’une autre, les trame de fond ou l’impensé de cette série de films, qu’elle soit prise comme un constat du présent ou réfléchi à la lumière du passé, notamment franquiste) se délite immédiatement et ne peut produire que des discours simplistes et ridicules (au mieux) ou puants (au pire : La Colère d’un homme patient filmait, sans aucune distance, l’auto-défense vengeresse d’un ancien braqueur au chômage).
Dans ce troisième film, et après la parenthèse conceptuelle de Blancanieves, Pablo Berger s’abandonne à cette tendance : d’emblée ses personnages et sa situation initiale ne sont que caricatures. Carlos, ouvrier du bâtiment, plus-macho-tu-meurs, malmène sa femme Carmen, déguisée en potiche au quotidien. Mais après une improbable séance d’hypnose, il change radicalement et devient le mari idéal (c’est-à-dire, dans l’économie d’un film peu soucieux de restreindre ses relents misogynes : « qui fait la vaisselle et range la table »). Forcément, cette civilisation spontanée apporte avec elle son lot d’attitudes inquiétantes. Le réalisateur ne sait que faire de ce pitch bancal : face à l’impossibilité d’en tirer une comédie fine et espiègle, il monte une pièce-montée scénaristique indigeste. On slalome laborieusement entre film fantastique psychologique et thriller criminel où gravite le souvenir d’un serial-killer, enquête intime, surréalisme pseudo-lynchien pour ne viser, in fine, que la comédie de remariage ringarde et beauf. Dans cet objet informe, les questions de cinéma et de mise en scène n’ont plus beaucoup de place : Berger règle tout à l’épate, obnubilé par une frénésie de gags, d’émotions et d’actions qu’il faudrait encore et toujours multiplier comme un cache-misère désespéré. Abracadabra finit par se noyer dans cette ivresse pompière : même son élément le plus prometteur (les scènes liées à la prestidigitation, donc celles censées amener le trouble, les faux-semblants, la magie…) est éculé, accablé par le rouleau-compresseur général du film pour le réduire à un simple argument utilitaire de sa médiocre comédie bravache.