Les cinéastes de la patrie de Bergman nous livrent chaque année des films originaux et épris d’une liberté narrative dont le souffle mérite d’être scruté avec attention. Après Happy Sweden, Morse et la fantastique découverte des poèmes de Roy Andersson (Nous, les vivants, A Swedish Love Story), c’est un film qui a parcouru une route de quatre ans à travers quelques festivals de renom que l’on découvre aujourd’hui sur nos écrans. Porté par ses moyens dépouillés, Adieu Falkenberg est une dérive estivale dans une cité balnéaire où cinq jeunes hommes parvenus au seuil de l’âge responsable goûtent les derniers rayons de leur insouciance. Ouvertement autobiographique, ce premier essai fait montre d’une sensibilité élégiaque rare pour conter cette parenthèse baignée par des teintes crépusculaires.
Dans les chapitres qui scandent le dernier été que traverseront ensemble ces cinq amis jouant leur propre rôle, on trouvera une incrustation qui évoque « Cette petite ville près de la mer ». Outre qu’il soit le portrait d’une bande d’amis, la beauté d’Adieu Falkenberg tient d’abord à son décor et la découverte de cette bourgade suédoise aux allures de bout du monde. Alors que la plage et l’océan dessinent l’horizon et l’appel du large vers la cité de Göteborg, la forêt et le lit d’une rivière limitrophes feront figure d’échappatoires à la vacuité ambiante. De cette topographie comme lieu d’exil et de retour aux sources, c’est une voix-off, à l’accent méditatif et à la forme épistolaire, qui va se les remémorer et en impulser la découverte par touches impressionnistes.
Mais avant ces glissements narratifs où les tracés se feront plus contemplatifs, le cadre de Falkenberg impose celui d’une ville immobile, vidée de sa substance humaine et comme figée dans le temps, le passé donc. Rien ne s’y joue ou presque puisque la saison estivale est ce moment propice pour cinq jeunes suédois (David, John, Holgen ainsi que Jesper et Jörgen) de regarder le temps filer et se laisser bercer par des après-midi jalonnés par des bains de mer et quelques expériences opiacées. Moments de creux où l’on discute comme s’il s’agissait là de Vitelloni suédois tournant en rond sans, en apparence, s’en inquiéter. Les portraits éparpillés de chaque personnage opèrent par bribes furtives et la limite qui menace ces saynètes au ton léger a au moins le don d’évacuer tout vecteur dramatique et de laisser le film se dérouler. L’intérêt du film ne se jouera pas là puisque le récit va trouver son équilibre en flirtant sur une ligne qui oscillera entre invocations subjectives et incrustations documentaires.
Si tant est que l’ouverture fluctuante peut dérouter, ce sont les interventions désincarnées de la voix-off qui vont d’abord saisir puis entretenir un premier mystère quant à savoir qui des cinq amis elle désigne. Le récit va alors se concentrer peu à peu sur les trajets solitaires et les pensées de David, néo-hippie à la chevelure solaire. Et si on le voit s’isoler et prendre des notes sur son journal, on comprendra que c’est en réalité l’histoire d’une amitié et d’un adieu que nous conte là ce mystérieux jeune homme. Comme un esprit qui flotte à distance et revisite l’été où son existence a basculé, la voix de David y confesse ses états d’âme et égrène des impressions sensibles (« Ceci sera mon dernier été, je le promets, plus jamais d’hiver »). Passé quelques scènes fantaisistes où les duettistes David et le rouquin Holger expérimentent des drogues lors d’un trip beatnik, les confessions du narrateur vont se faire plus distantes afin que le mouvement s’émarge vers une dérive onirique aux accents insidieusement graves et envoûtants.
Véritable poème où les captures documentaires épousent la géographie balnéaire, le corps du film va alors être progressivement envahit par des effluves et des ponctuations d’une beauté à couper le souffle. Dernières lueurs du crépuscule, brise légère, brume matinale filmée au raz des champs, Jesper Ganslandt fait preuve d’une acuité admirable au travers tous les décrochages sensorielles qu’il s’autorise. En écho aux pensées de David toutes sensibles au souffle de l’impondérable, la partition musicale faite de cordes éthérées dont les plages s’étendent en longues traînées creuse de surprenantes plongées harmoniques. Enfin, l’approche composite du film ne s’arrête pas là puisque le jeune réalisateur inscrit des images 16 mm de son enfance partagée avec ses amis dont la portée creuse la veine nostalgique et ce constat d’unité perdue qui parcourent l’inspiration globale du film. Guidé par ce rythme fluvial, le flux ambiant s’apparente alors à une douce rêverie qui, rappelant l’expérience Paranoid Park, nous emportera jusqu’à ce nœud saisissant dont seuls les mots de David ont le secret.
Interprété pas ses propres amis dont le charme gauche (mais aussi quelques mouvements portés) nous rappelle les premiers élans du Dogme, l’économie générale du film intrigue et aide à se débarrasser de tous ces types que l’on transfère et fige au nom d’un certain psychologisme. Rendons grâce alors à la force des premiers films qui, par leurs moyens réduits et leur fond autobiographique, réussissent à capter des humeurs profondes alors que les possibilités liées au simulacre en appellent souvent à des entassements dramatiques faussement pleins. Et si les lignes narratives d’Adieu Falkenberg bifurquent et sont volontairement détournées de l’axe fictionnel, c’est qu’elles correspondent à la trouble évocation d’un été menacé par l’appréhension que cette langoureuse parenthèse doit se refermer. Toute la réussite d’Adieu Falkenberg tient alors à ce moment invisible, cet instant suspensif qui, sous ses rayons solaires graciles, parvient à faire coïncider la soif de retenir sa jeunesse passée et l’indicible nœud où l’on doit (ou devrait) s’en extirper. Le générique de fin où les épreuves photographiques de la bande de Falkenberg précipitent leur avenir et sont scandées par les riffs d’un morceau intitulé « Today Is Tomorrow » en éclaire d’ailleurs brillamment la mesure. De celle beaucoup plus ample que ce que l’ouverture faisait augurer.