Une rivière calme. Un drapeau jaune, vert et rouge orné d’une étoile blanche flotte de l’autre côté. Un bateau pneumatique apparaît, se rapproche et débarque une passagère. Après avoir payé sa course, elle monte en silence sur une moto qui l’attendait. Le chauffeur démarre.
Le premier plan du nouveau film de Midi Z est caractéristique de son approche sobre du tragique et de sa concision narrative. En traversant cette rivière, c’est son pays que la passagère a quitté – comme on le comprendra plus ou moins vite, elle arrive en Thaïlande depuis la Birmanie. Liangqing rencontrera en chemin le galant Guo, avant d’arriver chez des compatriotes qui la guideront tant bien que mal dans son nouvel environnement – même ici, trouver du travail devient de plus en plus difficile.
À seulement 34 ans, le cinéaste birman exilé à Taiwan Midi Z a déjà réalisé six longs métrages documentaires et de fiction qui ont connu une certaine reconnaissance dans les festivals internationaux (et même aux Oscars), à défaut de bénéficier de sorties en salles. La maîtrise et l’intelligence qui caractérisent Adieu Mandalay ne tombent donc pas tout à fait du ciel. Inspiré d’un faits divers auquel Midi Z fut confronté dans son enfance ainsi que de sa propre expérience de l’exil, ce nouvel opus est également le fruit d’un long travail d’enquête auprès de travailleurs immigrés en Thaïlande. Si le film est réaliste, on n’y trouvera pas ces plans tournés caméra à l’épaule qui cherchent à exprimer de façon épidermique la précarité des vies racontées. Le réalisme de Midi Z, plus profond voire abstrait, n’est pas incompatible avec la stylisation. Il s’appuie sur une caméra placide, des plans qui durent, et surtout une sécheresse narrative peu commune. Grâce à celle-ci, le film a tout d’une mécanique implacable et pourtant rien d’une démonstration. Si elle a trait à une forme d’efficacité – le film est exempt de digressions et chaque scène joue un rôle dramatique précis –, elle relève surtout d’une recherche d’authenticité : en se concentrant sur des actes fonctionnels et en laissant en arrière-plan le caractère affectif des relations entre les personnages, Midi Z nous plonge dans des existences dont l’enjeu est la survie. Pas de surenchère dramatique, donc, mais un usage de la répétition – de transactions financières, de paroles de rigueur – qui rend compte d’un quotidien appauvri, tout entier tendu vers un avenir que l’on espère meilleur. Dans la jungle ici dépeinte, les sentiments sont avant tout des obstacles. Si vice il y a, cependant, celui-ci reste toujours anonyme. Il ne trouve jamais son origine dans les personnages eux-mêmes, mais dans des situations qui débordent toute volonté individuelle.
Paroles muettes
Après s’être vue refuser un poste de vendeuse, réservé à celles qui ont un permis de travail, Liangqing se trouve contrainte de faire la plonge dans un restaurant tenu par des Birmans. Les circonstances et l’insistance de Guo la pousseront par la suite à quitter la ville pour aller travailler dans une usine, où, dès son arrivée, elle se verra attribuer un numéro, première étape du processus d’effacement de soi requis, semble-t-il, pour réussir dans la clandestinité. Tout au long de ce récit, les paroles échangées sont réduites au strict minimum et jamais les personnages ne se confient plus qu’il ne leur est nécessaire, mais cette distance n’empêche pas l’intensité émotionnelle. Grâce, d’abord, aux interprètes qui font admirablement exister la bienveillance équivoque de Guo (Kai Ko) et la détermination inébranlable de Liangqing, magnifique personnage oscillant entre opacité et transparence (Wu Ke-xi, actrice fétiche du réalisateur). Grâce, surtout, à la façon dont Midi Z fait parler les images. Dans la voiture qui conduit Liangqing à Bangkok, la coexistence dans le plan d’un mouvement vers l’avant et d’un mouvement contraire, vu dans le rétroviseur, est la métaphore parfaite du sentiment d’attraction-répulsion qu’inspire un pays où la jeune femme espère se réaliser mais où son identité sera mise en péril, et de ce départ qui n’en est pas tout à fait un, puisqu’il est aussi motivé par le souci d’améliorer la condition de qui sont restés – l’argent gagné à l’étranger leur étant immédiatement envoyé. Et lorsque la figure de Liangqing est brouillée par une trame de fils qu’elle manipule, c’est toute l’ambiguïté de sa situation, maîtrisée autant que possible mais néanmoins inextricable, qui nous saute à la figure.