Être une femme dans l’Angleterre victorienne (l’Irlande pour être exacte, mais le constat sociologique reste le même) ne rime pas forcément avec crinoline, luxe et libertinage. Posant sa caméra dans les coulisses d’un hôtel, lieu de réjouissances de la haute société irlandaise, Rodrigo Garcia scrute le destin d’une femme travestie pour survivre dans un monde phallocrate. Alors que la mode des postiches, perruques et autres prothèses esthétiques bat son plein sur les écrans, assurant une admiration démesurée aux acteurs grimés, Glenn Close apparaît dans le plus simple appareil pour incarner Albert Nobbs, ce serveur idéaliste, qui a choisi son camp, quitte à en payer le prix fort.
Les hommes ont de tous temps enfilé les hardes féminines pour le spectacle. Au théâtre bien sûr, où les actrices n’avaient pas lieu de cité, mais aussi au cinéma. Si le travestissement masculin semble principalement un artefact comique (de Certains l’aiment chaud à Tootsie), il est aussi le ciment de nombreux drames identitaires (chez Almodovar ou plus récemment João Pedro Rodrigues). Mais côté femme, les exemples se font plus rares et ouvertement tragiques (Boys Don’t Cry par exemple), d’où la curiosité qu’exerce la prestation de Glenn Close dans Albert Nobbs. Celle dont le nom a rimé avec sexualité ébouriffée (Liaison fatale) et perversion féminine (Les Liaisons dangereuses) campe un serveur célibataire un peu vieillissant, cloîtré dans sa peur d’être découvert, obsédé par l’achat d’une boutique, qu’il considère comme sa seule échappatoire possible. Mais les journées d’Albert se suivent et se ressemblent, rythmées par les repas (ceux qu’il prend avec ses collègues et ceux qu’il sert à la clientèle aristocrate de l’hôtel). Ces séquences répétitives et en miroir (la cuisine/le salon) soulignent intelligemment la litanie du quotidien de Nobbs et le monde qui sépare les nantis des travailleurs. Sans forcer le trait social, le réalisateur distille l’essence de la lutte des classes qui se trame en cette fin de siècle un peu partout en Europe. L’émancipation du personnage ne passe pas par la révélation de sa véritable identité mais plutôt par son rêve de devenir son propre patron. Toutefois, les contingences sociales étant fortes, ce projet ne peut se réaliser qu’à travers un autre passage obligé : le mariage. Apparaît alors toute la folie (et la détresse) du protagoniste face à l’impossibilité de trouver une épouse et les limites de la mise en scène de Rodrigo Garcia, apte à capter le personnage d’Albert mais en difficulté dès que la narration dépasse le cadre psychologique.
Alors que le portrait de cette femme prise au piège d’une société imperméable au sort du sexe faible maintient l’équilibre difficile entre méandres psychologiques implicites et désir de réalisation personnelle, les interactions entre les autres personnages pêchent par excès de caricature. La jeune Helen (Mia Wasikowska), manipulée par son petit ami violent et malhonnête, la patronne de l’hôtel, vieille peau menteuse et vénale, tous répondent aux clichés qu’on attend d’eux. Déshumanisés, ils finissent par empêtrer le récit dans des péripéties et des rebondissements plats, attendus qui précipitent la perte de Nobbs. Cherchant à jouer avec les codes tragiques, Garcia en fait trop et oublie la subtilité pernicieuse de la fatalité. Scénaristiquement mou, le film peine à sortir d’un académisme poussiéreux, qui, à force de vouloir critiquer cette période corsetée, finit par en être une illustration. On saute alors d’un passage intimiste avec Glenn Close, toute en retenue, à des séquences burlesques (la décadence des bourgeois irlandais) ou pathétiques (le duo Helen/Joe). Grâce au sujet, propice à l’auscultation cinématographique (montrer une « vérité » pour la faire advenir), Garcia offre tout de même quelques beaux moments, comme ce bal costumé où tous les invités et le personnel jouent un rôle, visible ou invisible. La mise en abyme d’Albert Nobbs interprétant son rôle de serveur, travesti en homme, alors qu’un aristocrate s’est déguisé en femme (le fameux ressort comique) en dit long sur ce qu’aurait pu devenir le métrage si le réalisateur avait fouillé la notion de masque, omniprésente dans ce monde victorien hypocrite et ultra-codifié. Malheureusement pour le public, il est demeuré en deçà de ces questions, préférant concentrer le sel de son film sur l’interprétation irréprochable de Glenn Close. Il n’était toutefois pas nécessaire d’attendre Albert Nobbs pour savoir que Glenn Close est une grande actrice. Stephen Frears avait déjà montré l’étendue de son talent (magistrale Mme de Merteuil, autre personnage masqué dans un monde d’hommes), mais la pertinence et le sens cinématographique de Frears souligne à quel point Rodrigo Garcia en est encore loin.