Trop occupée à équilibrer son palmarès entre devoir de mémoire (12 Years a Slave) et cinéma 2.0 (Gravity), la cérémonie des Oscars oubliera peut-être de venir arbitrer l’interrogation méta pourtant fort judicieuse d’American Bluff : « Qui est le meilleur : le maître ou le faussaire ? » Qui, cette année, fut responsable de la meilleure farce vintage : Martin Scorsese, le vieux sphinx mêlant cure de jouvence et démonstration de puissance, réactualisant ses Affranchis à Wall Street ; ou David O. Russell, le petit malin en plein travail de sape, ironisant un Casino sur la East Coast ?
Fausse question, qu’on est tenté de botter instantanément en touche tant, ici, le duel au sommet dépasse le simple conflit de générations et tant, surtout, le cas Russell pose problème : difficile de savoir à quoi s’en tenir avec le réalisateur des Rois du désert puisque sa force, précisément, a toujours tenu en une manière habile de brouiller les pistes, masquant ses prétentions de cinéaste derrière une fausse modestie de faiseur. En une poignée de projets composites (un film de guerre, un autre de boxe, deux autres de thérapie amoureuse), le New-Yorkais s’est taillé une réputation méritée de styliste passe-partout et exigeant, capable de marier tous les styles, de faire adhérer tous les tons. Dénué de génie apparent mais d’une polyvalence à toute épreuve, son talent privilégie moins le dépassement des genres que la stricte coagulation des idées et des énergies, selon une tradition implacablement hawksienne. C’est un cinéma de la petite forme cabossée, mal dégrossie, parasitée par les tics putassiers – plus proche au fond de l’efficacité télévisuelle que de la polyphonie virtuose à la Scorsese.
American Bluff ne démord pas de cette stratégie a minima : séduisant, fonctionnel, bâtard, il apparaîtra comme un antidote idéal à tous ceux chez qui Le Loup de Wall Street, sa cadence infernale et ses indécentes œillères, ont déchaîné la nausée. Inspiré du scandale Abscam (du nom de la société fictive créée dans les années 1970 afin de piéger des fonctionnaires véreux), le film suit le parcours d’Irving Rosenfeld (Christian Bale), escroc à la petite semaine tiraillé entre une épouse maniaco-dépressive (Jennifer Lawrence) et une maîtresse interlope (Amy Adams). Pris dans les filets d’un dingo du FBI (Bradley Cooper), le voilà sommé d’improviser un traquenard pour officiels corrompus et grosses pointures de la mafia. Filmeur accompli, Russell épouse avec une remarquable limpidité les plis de ce scénario méandreux, tout en perturbant sa machinerie narrative de dérapages constants — interférences domestiques, trouées anecdotiques, saillies grotesques. On retrouve le goût du réalisateur pour les trajectoires qui s’entremêlent et se parasitent, cet attachement pour les groupes en lambeau (la famille y pèse toujours lourd) et les losers à la recherche d’un second souffle.
Éloge de la demi-teinte
Loin des cathédrales mégalomanes de Scorsese, où la mythologie du gangstérisme sert parfois de caution trouble au delirium de l’artiste, Russell persiste dans son éloge des destinées en demi-teinte, rabat l’arnaque sur l’intime, le politique sur le familial, et se suspend avec son empathie coutumière au fil des desiderata de chacun (un escroc bedonnant en quête de tranquillité, un politicien bien intentionné en quête de plébiscite, un flic frustré en quête de prestige). En définitive, on voit à quel point tout différencie ces deux satiristes de l’American dream : l’un est un cinéaste de la joie et de la compassion, l’autre de la douleur et du dédain ; l’un est dans la réparation endurante et laborieuse, l’autre est dans le rise and fall brutal ; l’un est jazzy, l’autre est opératique. Mais présentement, quel escroc nous parle le plus ? Le loup, le wiseguy – celui qui, au vu de tous et au mépris de la bienséance, dilapide le monde sur l’autel de sa jouissance personnelle ; ou le renard, le hustler – celui dont la stratégie consiste, justement, à prendre l’adversaire au piège de sa propre vanité.
Retour à la case départ donc : « Qui est le meilleur : le maître ou le faussaire ? » Cette question, posée par un escroc raisonnable à un flic aux dents longues, en face d’une reproduction de Rembrandt si parfaite qu’elle en a dupé les experts, ne serait qu’un clin d’œil un peu vain si, au demeurant, ce dilemme n’avait pas aussi valeur de mise en garde. Aujourd’hui que le cinéma américain vintage, prisonnier de son tourbillon de voix off catchy et de travellings en roue libre, semble condamné à bégayer inlassablement la même histoire (celle d’une auto-critique montée sur les épaules de sa propre gloire), American Bluff convie peut-être Hollywood à renverser ses propres échelles de valeur, en l’invitant à disposer son avenir entre les mains de ceux qui voient juste avant de voir grand.
Et on oserait presque lui donner raison tant, à l’heure des modernités dépassées et des crises en boucle, la hiérarchie morale entre faussaire et maître, artisan et génie, mériterait peut-être une réévaluation : le premier, funambule ingrat et débrouillard, a au moins pour lui de rester conscient de l’imposture jusqu’au bout ; quand le second, Icare libertaire ivre de son élévation, finit parfois par ne plus s’en rendre compte. Ou bien trop tard – alors même qu’il ne reste déjà plus rien, ni homme ni moral, à sauver. Chez Russell, les histoires s’avancent boiteuses et finissent toujours bien, diluées dans un horizon fait d’optimisme blafard et de réhabilitation familiale. Une propension au happy end déceptif qui pourrait rendre ce cinéma insignifiant, réac, complètement négligeable – mais lui confère en vérité quelque chose de très beau.