Après Le Péché suédois et Le Quartier du corbeau, drames consciencieux qui prenaient racine dans le monde ouvrier, Amour 65 se recroqueville et fait entrer pour de bon le cinéma de Widerberg sous le giron de la Nouvelle Vague française. Le cinéaste y abandonne la précision réaliste des tableaux d’époque, l’ordre classique de ses récits d’apprentissage, pour ne garder des sixties que l’esprit. Chemin faisant, sous ses airs de fascicule post-Nouvelle Vague – qu’il demeurera toujours un peu, du moins en apparence –, le film troque courageusement les pinceaux fins pour un dripping au dépoté. De projections en références (Godard, Truffaut, Shadows), de queues de chandelles en poussières d’affects, Widerberg ne lésine pas sur la râpeuse et pèle son récit d’égarement en fines lamelles désarticulées. Résultat, un sans-faute moderniste, qu’un soupçon d’érotisme parvient à réchauffer, en l’arrachant à son programme de premier de la classe.
Comme Anders dans Le Quartier du corbeau, le réalisateur indécis d’Amour 65 est un clone de Widerberg. De façon plus introspective, alors que tout porte à croire que ces amourettes de coulisses se complaisent dans leur nihilisme, le cinéaste semble bien poursuivre son histoire des sentiments, commencée avec Le Péché suédois. Le versant historique qui lui semblait si cher n’est pas complètement éclipsé, mais transpire de la copie même – sous perfusion Nouvelle Vague, donc – qui prend peu à peu l’allure d’un pastiche plus roublard que prévu. Le film ne cesse de se construire « à la manière de », en exhibant ses ressources : les Godard les plus égratignés et Truffaut bien sûr, mais surtout Cassavetes, à qui Widerberg emprunte Ben Carruthers, le temps d’un aller-retour cocasse dont on ne retiendra que l’effet de citation. Cassavetes enfin pour la bluette jazzy, dont l’écho lointain remonte de Shadows un peu engourdi, comme tiré d’un long dégel.
Pastiche
Si Widerberg pioche dans le répertoire contemporain – avec quelques années de retard qui en disent long sur la conscience de débarquer « après » tout le monde – c’est moins par coquetterie de style, que pour faire vibrer sa romance au diapason des sixties. À ce titre, la vraie référence de Widerberg se trouve moins chez les cinéastes cités que du côté d’Antonioni, qui de Chronique d’un amour (1950) à Zabriskie Point (1970) en passant par Blow Up (1966), prenait toujours soin d’enrouler ses scans d’affects dans les courbes de l’époque. Or, Amour 65 depuis son titre – qui annonce un programmes des plus limpides : l’amour au cœur de la décennie – jusqu’à sa note finale, ne raconte que cela : un échantillonnage de sentiments en milieu bourgeois, à l’épreuve du donjuanisme à l’air libre. Pour autant, l’amertume qui s’en dégage n’a rien d’ironique, car les atermoiements du tournage et des aventures du réalisateur se moulent pour de vrai sur la vie de Widerberg. C’est ce travail d’embaumement brut, non retraité, qui fait cinquante ans plus tard, tout le charme de ce ruban de doutes, d’actes manqués et de vagues à l‘âme.
Le risque, devant pareille copie conforme, consisterait à plaquer sur le film une malice qu’il ne contenait pas, et de le dépouiller de son parfum si particulier. Pourtant, il y a fort à parier que sous sa camisole moderniste un brin naïve, Amour 65 inocule une candeur bien plus consciente qu’il n’y paraît. Des bruits de couloirs (Marten Blomqvist, dans le dossier de presse) prétendent même que Widerberg – à l’image de son alter ego dans le film – laissait compoter acteurs et producteurs dans un brouillard d’incertitude, préférant délivrer les répliques au compte-goutte pour conserver la spontanéité du jeu. C’est dire si Widerberg était familier du lâcher-prise, lui qui, pour un déjeuner sur l’herbe de ce calibre, mit en œuvre la même reconstitution minutieuse que pour ses films historiques. Son maniérisme assumé permet ainsi de voir chaque film comme un document d’époque, et le père d’Amour 65 en archiviste éternellement insatisfait : condamné à confectionner de son vivant les traces de son temps.