Trois films en dix ans, on peut dire que Manuel Martín Cuenca n’est pas un stakhanoviste de la réalisation. À la vision d’Amours cannibales, on décèle les raisons de cette discrétion. Dans une Espagne saignée par une crise durable, trouver des producteurs assez fous pour monter un projet si singulier n’est sans doute pas chose aisée. Le titre explicite clairement le propos (un sujet délicat à traiter, on l’aura compris) mais ce qui se déroule sur l’écran fascine encore plus. Pas de sensationnalisme, d’effusion de sang ou de séquences gore, Amours cannibales explore d’autres pistes, bien plus sombres et terrifiantes.
Amours chiennes
Carlos, le tailleur le plus réputé de Grenade vit une existence monotone et solitaire. Quand l’exubérante Alexandra s’installe dans son immeuble, le quotidien du vieux garçon est bouleversé. Alors que la jeune femme empiète de plus en plus dans l’intimité de Carlos, elle s’évapore soudainement. Sa sœur jumelle Nina ne tarde pas à faire son apparition, désespérément à sa recherche. Plus discrète, plus effacée, elle émeut Carlos qui ressent des émotions inédites : il est amoureux. Mais les rapports que l’homme entretient habituellement avec la gent féminine sont d’un ordre bien morbide : il les chasse, les dépèce et se repaît de leurs chairs.
À la surface
Bien que le synopsis ainsi énoncé pourrait faire penser à un énième film sordide à base d’éviscérations et d’érotisme post-mortem, Amours cannibales vogue vers d’autres contrées. La première séquence du film plonge d’ailleurs immédiatement le spectateur dans la tonalité qu’il ne quittera plus. Une station-service de nuit, point lumineux cerné d’obscurité. Un couple qui réintègre son véhicule. Rien de plus banal a priori. Mais le plan large, l’immense distance qui nous sépare de cette scène laisse deviner que le point d’observation est celui d’un voyeur, plus précisément d’un prédateur à l’affût. Les minutes qui suivent ne viendront pas démentir la dangerosité du monstre.
Sans grand effet, à la force de sa mise en scène, chirurgicale, ténébreuse, froide, le cinéaste construit une frayeur bien plus efficace que n’importe quelle séquence de « torture-porn ». En évitant scrupuleusement de spectaculariser la mise à mort des victimes de Carlos, Manuel Martín Cuenca invite le public à regarder au-delà, vers autre chose, l’indicible et l’inexplicable désir de possession ressenti par le personnage et finalisé par l’ingestion pure et simple de la chair féminine. Le rituel du repas, loin de la sophistication d’Hannibal Lecter, se veut ainsi un plan fixe sur un homme seul, dans une cuisine dépouillée de toute décoration. L’ascétisme visuel employé par le réalisateur prend le contre-pied de la représentation classique du cannibalisme, grandiloquente ou répugnante.
Si horreur il y a dans Amours cannibales, elle est invisible et ainsi d’autant plus percutante. Se débarrassant de toute tentative explicative quant au comportement de Carlos, le film ne cherche jamais à éclairer sa psyché dérangée, les traumas ou les pulsions qui pourraient le guider. Face à la monstruosité de ses actes, le silence résonne, renforcé par une réalisation sans fioriture. De là naît le malaise. Non pas face aux images faciles d’un cannibale dévoreur ou d’une psychologie de bazar, mais face à la dimension perverse et inconsciente du rapport à l’autre tapie en chacun. En faisant de son protagoniste un homme amoureux, incapable de comprendre les sentiments qui l’assaillent, Cuenca lui donne un peu de l’humanité qu’il se refuse. Face à cet étrange film, on ne peut que saluer la sobriété du traitement, l’intelligence de la mise en scène et l’interprétation impeccable d’Antonio de la Torre, le tailleur cannibale.