Exploration prolongée et méticuleuse des lisières de la Chine, l’œuvre de Wang Bing trouve un nouveau prolongement avec Argent amer, primé à la section Orizzonti de la 73ème Mostra du festival de Venise. Là où son précédent film, Ta’ang, filmait la fuite d’un groupe de réfugiés à la frontière chinoise, Argent amer s’intéresse à une autre mobilité : celle qui conduit des migrants à déserter les régions périphériques et agricoles du pays (à commencer par le Yunnan) pour fournir la main d’œuvre des innombrables fabriques de l’Est.
Le sujet pourrait apparaître comme familier, tant nombre de films chinois se sont essayés ces dernières années à la représentation du monde du travail. Les lieux de labeur (usines, ateliers, mines) ponctuent ainsi une multiplicité de long-métrages qui vont du documentaire au polar (en ordre épars : Behemoth, People Mountain People Sea, A Touch of Sin, La Tribu des fourmis) : c’est même là l’un des traits déterminants d’un cinéma capable de montrer ce sur quoi reposait concrètement le « miracle économique chinois », en ramenant l’économie macroscopique du pays à la mesure des existences réelles et minuscules sur lesquelles elle laisse sa marque.
Dans ce contexte, la spécificité d’Argent amer tient aux limites que son réalisateur fixe. Wang Bing isole une parcelle de cette économie et de ces existences, qu’il filme minutieusement, à savoir les ateliers de confection de la ville de Huzhou et la population migrante qui y réside. Que voit donc le spectateur, deux heures et demie durant ? Des hommes et des femmes au travail, ou dans les rares moments de pause (on n’osera pas dire de liberté) qu’ils sont parvenus à rogner à un rythme de production chronophage. La sobriété du film découle de son objet : il s’agit en montrant le travail et rien que le travail, de rendre manifeste l’infime marge que ce mode de production réserve à la vie tout court.
Le rétrécissement des perspectives
L’œuvre du cinéaste a octroyé une place importante à l’enfermement (qu’on songe au Fossé ou bien à À la folie), autant qu’aux phénomènes de mobilité (comme dans Ta’ang). De fait, ses films semblent traversés par les deux pôles de la stase et de l’errance, deux pôles qui ne sont pas répartis de l’un à l’autre mais s’entrechoquent à l’intérieur de chacun d’entre eux.
Cet enjeu se dessine également dans Argent amer. Ainsi les ateliers ne sont pas des lieux d’enfermement : on y arrive au prix d’un long voyage en train et en bus (dépeint dans la séquence d’ouverture du film), et l’on peut en sortir avec une facilité désarmante, chaque ouvrier étant libre de prendre sa paie et de partir ailleurs. Et pourtant, le film montre à quel point ces lieux emprisonnent, dès lors qu’ils deviennent le seul horizon de ceux qui y mettent pied. Microcosme par excellence (avec ses douches et ses dortoirs) où patrons et employés évoluent côte à côte, c’est précisément parce qu’il est en apparence plus « vivable » par rapport à l’usine que l’atelier finit par effacer toute frontière entre vie et travail. Les travailleurs souscrivent à cette logique de sacrifice : alors qu’elle discute avec son mari qui lui dit « bientôt les vacances », une ouvrière lui répond « oui, j’attends les vacances des usines, comme ça nous pourrons récupérer leur travail ».
La caméra épouse donc ce rétrécissement des horizons, au point de se réduire presque entièrement à filmer des intérieurs. Cette étroitesse des perspectives est tant physique que métaphorique, dans la mesure où sortir c’est partir, quitter les lieux pour aller chercher du travail ailleurs (à l’usine, dans un autre atelier, dans l’escroquerie des « ventes pyramidales » pour les plus désespérés) ou retourner au pays. Le hors-champ englobe ainsi tout ce qui est extérieur à la production : on voit un ouvrier mutique repartir avec son sac à dos au bout d’une semaine, découragé par la dureté du travail, ou un autre répéter obsessionnellement son espoir de ne pas être trop lent lors de la sélection pour un nouvel atelier, faute de quoi il rentrera chez lui.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
À l’exception de ces quelques départs, le film enregistre un quotidien consacré aux multiples activités du secteur de la confection (reprises, étiquetage, emballage, chargement sur les camions), ou aux moments de pause. Wang Bing reste fidèle à sa démarche consistant à filmer longuement, en laissant la caméra s’installer parmi les protagonistes. Elle apparaît alors comme un compagnon de route : « pousse-toi… tu étais devant la télé » lui dit une adolescente dans la scène d’ouverture du film ; « suis-moi », lui demande une autre jeune femme. Cette accoutumance atteint des extrêmes, notamment dans la longue scène montrant cette dernière alors que son mari s’en prend à elle physiquement et la menace de mort. Le manque d’intervention du réalisateur est troublant, mais révélateur : il dévoile des compromissions, des lâchetés (les amis disant « arrêtez de vous disputer » alors que le mari la gifle en public), en même temps que les embryons d’éthique de certains (un homme plus courageux, qui s’interpose finalement). Surtout, la mise en scène rappelle en s’abstenant d’intervenir que l’enjeu pour tous (et les femmes en particulier) est ici la survie dans un monde dénué du moindre cadre : personne pour empêcher les licenciements, pour fixer des horaires de repos, ou pour protéger une femme battue qui essaie de revenir auprès de son mari car cela lui semble être la seule solution, d’un point de vue économique avant tout (« si je n’avais pas besoin de son argent, je ne ferais pas ça »).
En s’immergeant dans ces vies, Argent amer ne documente pas, se refuse à expliciter ou à étayer les images pour orienter le spectateur. Il revient à ce dernier de déduire le contexte en observant les situations, les échanges et les lieux. C’est dans la répétition des trajets, dans la réapparition des même espaces et des mêmes personnages qu’une orientation se fait de l’intérieur, sans jamais s’émanciper des perspectives étriquées de ceux qu’elle filme. Un tel refus de diriger ou d’ordonnancer est patent dans la structure de l’ensemble : si les séquences ont été sélectionnées sur deux ans de rushes (le cinéaste a filmé les lieux de 2014 à 2016), on sent malgré cela que le déroulement du film s’est fait au gré des rencontres, sans ordre narratif spécifique et sans aucune visée totalisante : il ne s’agit pas de suivre des parcours, mais simplement de croiser et recroiser quelques figures reconnaissables dans un entrelacs de vies.
Ce n’est qu’à la fin du film qu’émerge l’information que l’on cherchait tout du long : le film a été tourné à Huzhou, à 200 km de Shanghai, ville-atelier réunissant 300 000 ouvriers et 18 000 fabriques de confection. On comprend mieux dès lors l’ouvrière qui répond à son collègue sur le départ que « le sel a toujours le même goût, et le travail est partout le même ». C’est dans cette phrase que tient tout l’enjeu d’Argent amer : montrer à quel point l’addition que paient les ouvriers chinois, en échange d’un mirage de prospérité, est salée et amère.