Dès sa séquence d’ouverture, Ariane s’annonce comme un vaudeville ironique, où des couples de plus en plus improbables s’embrassent à Paris : aux amoureux de carte postale succèdent deux vieux sur un marché, des caniches, et jusqu’à des Généraux de l’armée. Billy Wilder utilise une trame à la Feydeau pour mener une réflexion plus riche et plus ambiguë sur le genre, l’âge et le pouvoir de la séduction. Tout commence pourtant comme un drame de boulevard avec son lot de quiproquos et de maîtresses dans le placard. Ariane (Audrey Hepburn), fille d’un détective privée (Maurice Chevalier), apprend en écoutant à la porte de son père qu’un mari jaloux s’apprête à tirer sur le playboy (Flannagan, interprété par Gary Cooper) qui a ravi le cœur de sa femme. La jeune fille court prévenir le milliardaire, en tombe amoureuse et, pour le séduire, se fait elle-même passer pour une grande séductrice. Flannagan finit par succomber à son charme avant de connaître à son tour les affres de la jalousie.
Masculin / féminin
À partir de ce récit classique en trois actes, où l’on suit le jeu sentimental du chat et de la souris entre les deux protagonistes, se déploie une lutte pour la puissance sexuelle. Celle-ci s’incarne de façon explicite à travers la colonne Vendôme sur laquelle ouvrent les fenêtres de la suite de Flannagan au Ritz. Le monument parisien apparaît pour la première fois dans toute sa dimension phallique à l’issue de la scène d’ouverture, dans un long panoramique vertical complété en voix-off par le récit des intrigues sexuelles démêlées par le père d’Ariane. Ce dernier, silhouette minuscule à son sommet, observe déjà Flannagan, directement associé à ce symbole viril. Les allusions ne manquent pas non plus dans la suite du film, tout jeu de domination prenant forcément une tournure sexuelle, comme lorsqu’Ariane, venue prévenir Flannagan que le mari cocu est en route pour se venger, insiste sur le fait qu’il possède « a great big gun ». La colonne change ensuite de camp au gré des rebondissements : au cours d’un dialogue décisif entre les deux protagonistes, elle se dresse entre eux, successivement associée à l’un puis à l’autre, avant qu’Ariane ne se rapproche d’elle au moment où elle succombe à Flannagan. À l’inverse, un plan de la colonne sous la pluie et le brouillard vient par la suite matérialiser la défaite du playboy, jaloux à son tour d’une femme qui se comporte comme lui, dans une inversion des rôles typiquement wildienne.
Cette dimension sexuelle vient appuyer une mise en scène de l’âge qui oscille constamment entre une certaine nostalgie et une forme de cruauté morale. La différence entre Gary Cooper (56 ans à l’époque du tournage) et Audrey Hepburn (28 ans) est d’autant plus manifeste que les deux acteurs incarnent chacun une image opposée aux yeux du public : la maturité rigide de Cooper contre la grâce juvénile de Hepburn. À première vue, Billy Wilder magnifie tout autant la jeunesse d’Ariane que le vieillissement de Flannagan. Gary Cooper, vu à travers les yeux de l’héroïne, est filmé comme une figure onirique. Le plus souvent de dos ou en ombre chinoise, il surgit derrière des voiles ou dans le reflet d’un miroir, selon des procédés à cette période davantage employés pour les actrices vieillissantes. Le masque tombe toutefois à la fin du film, lorsque Wilder confronte en gros plan le visage de Gary Cooper à celui de Maurice Chevalier, d’à peine trois ans son aîné. Le réalisateur met alors sur le même plan ces deux corps vieillissants, laissant de côté les considérations narratives pour donner à voir le crépuscule de deux étoiles et leur connivence entendue face à l’attrait de la jeunesse.
Jeu de dupe
Audrey Hepburn retrouve quant à elle l’un des genres privilégiés de sa filmographie, celui du récit d’apprentissage, même si son personnage se révèle bien plus manipulateur que nombre de ses rôles habituels. Cette dynamique occupe l’une des plus belles scènes du film, lorsqu’Ariane observe par la fenêtre Flannagan et sa maîtresse danser dans leur suite luxueuse. Le visage ébloui de la jeune fille en contrechamp ne traduit pas encore sa détermination à remplacer la femme observée dans cette scène primitive qu’elle n’aura de cesse de vouloir rejouer. Dans la suite de la séquence, Ariane vient d’abord séparer les deux amants, puis revêt les habits de sa rivale avant de la regarder emprunter, en sens inverse, le périlleux chemin qu’elle a elle-même parcouru pour se glisser dans la chambre. Elle prend alors définitivement sa place dans les bras de Flannagan, non sans jeter vers la maîtresse éconduite un regard noir, tranchant avec son caractère de jeune ingénue. Sa victoire progressive sur Flannagan se fait ensuite au prix de mensonges et de travestissements inhérents au jeu de la séduction selon Wilder, en témoignent les nombreuses affaires égrenées par le père d’Ariane, ou encore le caractère ridicule de Michel, le jeune prétendant d’Ariane et seul personnage sincère de l’histoire. La bande-son du film (la musique autant que les bruitages) vient illustrer ce propos : son romantisme (les musiciens qui accompagnent Flannagan dans chacune de ses conquêtes) et sa martialité (les roulements de tambours qui rythment le défilé du room-service) se trouvent systématiquement tournés en dérision. Toute en faux-semblants et simulacres, la partition s’amuse du décorum, du luxe décrépi et de la mise en scène elle-même.