Après deux comédies noires Junk Mail (Budbringeren, 1997) et You Really Got Me (Amatorene, 2001), Pål Sletaune réalisait Next Door (2005). Spirale fantasmatique vers la démence, Next Door draguait les amateurs de Polanski en s’inscrivant dans la filiation de Rosemary’s Baby et du Locataire. Mais, avec sa folie désordonnée et démonstrative, ce huis clos sanglant souffrait d’une lourdeur certaine dans la transcription métaphorique de l’esprit torturé de son héros. Avec Babycall, Pål Sletaune parvient à trouver une forme stylistique adaptée aux thèmes qui lui sont chers (l’isolement, la confusion, la paranoïa). Sans jamais chercher à séduire, Babycall travaille l’épure visuelle, joue sur la violence du silence et du bruit, montre la maladresse et l’inconfort des rapports humains, pour mieux révéler l’horreur, par-delà les craintes de son héroïne fragile.
Anna (Noomi Rapace) s’installe avec son fils de huit ans, Anders, dans un appartement prêté par les services sociaux après avoir fui un ex-mari violent. Terrorisée à l’idée que cet homme puisse les retrouver et surtout qu’il mette à nouveau en péril la vie de son fils, Anna ne parvient pas à laisser Anders sortir de son champ de vision. Le simple fait de dormir dans une chambre sans lui la terrorise. Pour trouver le sommeil, Anna achète un babyphone dans un Darty norvégien où elle fait la connaissance d’un vendeur aussi doux que maladroit, Helge (Kristoffer Joner). Mais la sérénité apportée par le babyphone est de courte durée : bientôt Anna n’entend plus la seule respiration de son fils endormi, mais capte les cris glaçants d’un couple et de leur enfant qu’elle va chercher à localiser. L’imminence d’un danger obsède la jeune mère, dont la fébrilité est accrue par la présence oppressante du nouvel ami d’Anders, un jeune garçon mutique. La bienveillance de Helge, seul contact d’Anna avec le monde extérieur, ne parvient pas à tempérer l’agitation de la jeune femme, persuadée de souffrir de courts épisodes amnésiques. Comment faire la part des choses quand le réel devient fuyant ?
Récompensé du Grand Prix et du Prix de la critique au dernier festival de Gérardmer, Babycall a reçu un honneur qui peut surprendre certains amateurs du film fantastique, car le film s’écarte clairement de l’horizon d’attente du genre. Mais c’est bien pour cela qu’il a retenu l’attention lors de ce festival. Pål Sletaune a troqué l’horreur pour l’angoisse permanente : il met en scène des conversations gênées, des personnages contrits ou fuyants, dans une cité bétonnée, semblable à mille autres, où l’isolement est une première menace et la solitude la première porte vers la folie. Pål Sletaune exploite parfaitement le potentiel scénographique du lieu. L’attention concentrée sur un seul des bâtiments aux dizaines de fenêtres carrées renforce un sentiment d’anonymat d’abord rassurant puis malséant pour l’héroïne. Le décor suburbain est filmé comme un espace carcéral, où le corps et l’esprit sont toujours contraints. Les barrières des digicodes, des lourdes portes au début de chaque couloir, des serrures et les chaînes multiples constituent autant d’entraves à la libre circulation des personnes, mais aussi autant de zones de réclusion mentale pour la fébrile Anna. La longueur des couloirs baignés dans la lumière froide et agressive des néons, tout comme le bruit des gonds de portes et des mécanismes de serrures, font de ce bâtiment la version moderne et réaliste du manoir hanté. Sa piètre isolation sonore laisse deviner l’intimité des résidents dont nous ne verrons pas les visages, mais dont la présence fantomatique ne pourra jamais être oubliée. Dans Babycall, le surnaturel est toujours contenu dans le réel lui-même, du fait de la perception troublée d’un personnage construit dans la filiation des héroïnes angoissées du female gothic, sous-genre littéraire et cinématographique anglo-saxon interrogeant la complexité de l’identité féminine.
Dans le récit de type female gothic, une héroïne fragile, issue d’une famille dysfonctionelle, est arrachée à son milieu d’origine et condamnée à l’anonymat dans un environnement inconnu où tout lui semble hostile et propice à la paranoïa. Persuadée d’une menace masculine proche, témoin d’événements troublants et difficiles à interpréter, la jeune femme devient incapable de différencier le réel du mirage. Il est intéressant de considérer Babycall dans cette perspective générique pour en saisir toute la fluidité narrative et la pertinence stylistique. Le film reprend les personnages, les situations, les enjeux dramatiques du female gothic. Délaissant le clair-obscur de décors post-médiévaux au profit d’une aveuglante clarté, Pål Sletaune compose des équivalents actuels aux espaces topiques du genre. Le manoir labyrinthique a beau être devenu un bloc de béton, le bois à la lisière de la cité et le lac brumeux fantasmé par Anna demeurent les spectres de décors gothiques, où les héroïnes aux portes de la folie se sont toujours perdues. Du female gothic, Babycall retient aussi l’importance du corps féminin, sa force contrariée et son instabilité. Le film mise avec raison sur la présence vibrante de son interprète principale, Noomi Rapace, remarquée à l’international dans les versions cinématographique et télévisuelle de la saga Millenium où elle incarnait la virile Lisbeth. Ici, Pål Sletaune travaille sur la minceur du corps de l’actrice, dont la silhouette chétive et le regard perçant construisent l’étrangeté de la fiction.
Si le twist final met un peu à mal la cohérence narrative du film, construit sur le point de vue exclusif d’Anna, cette faiblesse demeure secondaire et acceptable au regard de la rigueur de l’ensemble. Sans chercher l’effet volontaire, le film en produit tout le temps en se plaçant à la frontière du réalisme social et du fantastique. Ainsi, Babycall travaille les fausses pistes sans négliger le degré d’expertise de ses spectateurs potentiels. Il compte sur leur imagination galopante pour rendre surnaturel le moindre élément de décor et transformer en menace la moindre apparition d’un nouveau personnage dans le cadre. Le hors-champ n’est pas uniquement celui de l’image, mais aussi celui de la pensée et de la mémoire des spectateurs, plongés dans une paranoïa identique à celle qu’ils observent sur l’écran.