Après s’être brutalement ouvert sur la sextape d’Emi, une professeure d’histoire, Bad Luck Banging or Loony Porn prend une direction assez inattendue : un intertitre sur fond rose annonce un film découpé en plusieurs parties (trois au total), puis la caméra de Radu Jude commence à suivre les allées et venues du personnage dans les rues de Bucarest. Plusieurs plans longs se succèdent, dans lesquels on la voit traverser la ville, rentrer dans une boutique, s’arrêter à un café ou chez une amie, puis repartir de plus belle. Sa trajectoire, sans but précis, apparaît comme un moyen parmi d’autres de tuer le temps avant sa confrontation, prévue dans la soirée, avec les parents d’élèves du collège dans lequel elle enseigne. En dépit de la tension sous-jacente à cette déambulation, l’intérêt de cette première partie réside moins dans la manière dont Emi va combler son attente que dans les nombreux panoramiques accompagnant sa dérive. Lorsque l’enseignante quitte le champ ou s’arrête dans sa progression, la caméra s’en détache pour s’attarder sur une enseigne, une affiche ou un morceau d’architecture, la situation d’Emi trouvant un drôle d’écho dans l’amalgame de symboles qui tapissent la capitale roumaine. Attendant de pouvoir traverser la rue à un carrefour, Emi s’arrête par exemple à un passage piéton avant que la caméra, située de l’autre côté de la voie, ne s’en éloigne pour se tourner en direction d’un panneau publicitaire géant, à l’autre bout de l’avenue, dont le sous-texte lubrique souligne la place paradoxale accordée à la sexualité dans l’espace public. Cette première partie s’affirme par-là comme un petit précis de flânerie postmoderne, avec ce qu’une telle entreprise peut avoir de répétitif dans son fonctionnement (marcher, puis regarder à chaque fois à côté pour voir le monde autrement) et dans la nature des décalages proposés (vers des poupées Barbie enceintes, une fresque nationaliste, un tract politique, une maison en ruines, soit autant d’éléments chargés d’une connotation symbolique très forte).
Bad Luck Banging or Loony Porn mise sur cette logique de décadrage satirique, témoignant d’un regard joyeusement désaxé sur un monde qui apparaît, à mesure que le film progresse, de plus en plus détraqué. Une dynamique que confirme la deuxième partie du film, avec un petit dictionnaire illustré portant sur des thématiques aussi diverses et variées que le cinéma, Noël, la révolution roumaine, l’argent, le bon goût ou la guerre. La déambulation spatiale a laissé place à un montage où s’entremêlent, à la manière d’un historique Internet, des citations, des anecdotes et des fait-divers plus ou moins extravagants dans lesquels on retrouve certains éléments croisés le long de la déambulation d’Emi (la question du nationalisme, de la pornographie ou de la culture). La dynamique de décadrage qui régissait les mouvements de caméra de la première partie du film produit ici, à l’échelle du montage, une série de juxtapositions improbables entre des thèmes sans rapport immédiat, proches des divagations perçant les derniers films de Lars Von Trier, qui dans The House that Jack Built s’amusait à comparer de manière analogue génocide et œuvre d’art. Dans le troisième et dernier segment, une joute verbale grand-guignolesque complète enfin cette structure déjà chaotique. Pour savoir si l’enseignante peut continuer ou non à exercer dans son établissement, une sorte de tribunal de fortune s’organise, dans lequel différents avatars sociologiques (militaires fascisants et misogynes, entrepreneurs bouffis d’orgueil, bourgeoises méprisantes et racistes, etc.) livrent des jugements à l’emporte-pièce. Tout au long de ce segment dévoilant le contrechamp du porno diffusé en ouverture, avec cette fois les réactions de l’audience, les arguments délivrés n’ont ni queue ni tête, les faux-raccords se multiplient, les jurés changent de position d’un plan à l’autre et l’environnement se teinte de couleurs de plus en plus criardes, avant qu’un épilogue bariolé et grotesque n’achève le film comme il s’était ouvert : sur une fellation.
L’analogie
Difficile donc de prendre tout à fait au sérieux un film qui va jusqu’à se présenter, lors de cet ultime moment de bravoure, comme une vaste blague qui aurait sans doute un peu trop duré. On peut d’ailleurs regretter que cette dernière partie en vienne quelque part à expliciter certaines de ses thématiques dans un dispositif moins singulier que les précédents, conçu pour exacerber la part grotesque et caricaturale d’une suite de discours. Le mauvais esprit dans lequel baigne l’ensemble du film n’empêche toutefois pas une fructueuse alliance de se nouer entre cette dimension ricanante et la forme, plus cérébrale, de l’essai filmique : un véritable point de vue sur le monde s’affirme ici dans l’écrin de l’absurdité elle-même, trouvant dans l’art du décadrage un intervalle au sein duquel s’immiscer. Suivant une logique dialectique, les décalages de Bad Luck… ont ainsi valeur de contrepoint comique tout en invitant, dans le même temps, à opérer des rapprochements : un panoramique ou un raccord peut venir accentuer avec humour la distance qui sépare deux éléments sans lien apparent et, dans le même temps, mettre en lumière un rapport de proximité, qu’il soit d’ordre symbolique, historique, culturel, plastique, etc. À des images d’archive de parades militaires, désignant l’armée comme l’outil privilégié pour réprimer ou exterminer un peuple, succède par exemple une séquence où une nudiste devant un fond vert se retrouve pourchassée par un homme coiffé d’un masque de taureau, qui gémit comme un animal en frappant des bouées en forme de flamants roses. Rapidement épuisée, la nudiste s’arrête puis confie face-caméra préférer enfanter d’un veau plutôt qu’avoir une crise cardiaque. D’une archive chargée d’histoire à un sketch de mauvais goût, un tel enchaînement peut certes, par son incongruité, prêter d’abord à sourire. Entre les lignes, il nous convie pourtant aussi à considérer les deux fragments au regard l’un de l’autre : l’oppression militaire comme viol du peuple, et l’arrêt de la course de la jeune femme comme représentation de la résignation collective face à cette même oppression.
Au détour d’un mouvement de caméra (dans la première partie), d’un montage d’archives (dans la deuxième) ou d’un dialogue entrecoupé d’une saillie absurde (dans la troisième), Bad Luck Banging or Loony Porn fourmille de ce genre de comparaisons plus ou moins provocantes. Obsédé par les analogies de toutes sortes (des plus improbables aux plus prévisibles, comme ce raccord qui lie une baignade collective dans une piscine à un déferlement de déchets le long d’une rivière), le film s’attache en somme à figurer un monde transformé en une iconosphère cacophonique, aveugle (les passants ne regardent pas autour d’eux) et sourde (personne ne s’écoute vraiment parler), où les registres et les régimes picturaux se mélangent et se superposent jusqu’à se confondre en un réseau de signes insensé. La réflexion sur notre rapport aux images et à l’Histoire s’accompagne en ce sens d’une considération sensible du chaos qui caractérise notre temps, vu ici à travers le filtre cathartique de l’ironie. C’est ce qu’il y a de plus réjouissant dans la démarche de Radu Jude : être parvenu à combiner la pertinence critique et analytique d’un film-essai avec le mauvais esprit jubilatoire d’une bonne caricature.