En 2019, So Long, My Son de Wang Xiaoshuai donnait à voir, à travers le portrait d’un couple endeuillé sur trente ans, la tragédie qu’a pu constituer la politique de l’enfant unique, à la fois pour les familles de travailleurs chinois et l’ensemble du tissu social, déchiré de toute part par un sournois et destructeur système d’auto-surveillance. Balloon interroge la même période historique, mais déplace son regard aux confins occidentaux de la Chine, dans les plaines du Qinghai d’où est originaire son réalisateur, chef de file du cinéma tibétain. Très loin de Pékin, la famille d’éleveurs dont Balloon raconte l’histoire semble moins victime de l’oppression du pouvoir chinois qu’en proie à une inévitable remise en cause de leur croyance et de leur culture : le contrôle des naissances porte atteinte aux fondements de la pensée bouddhiste, puisqu’elle suppose la réincarnation des défunts dans le corps des nouveau-nés. En découle un regard singulier sur la politique de planification des naissances, principalement représentée dans le film par le pouvoir médical, un planning familial, qui offre des moyens de contraception et la possibilité d’avorter à Drolkar (Sonam Wangmo), la mère. En confrontant les membres de cette famille à l’invariable arrivée du progrès technique qui menace son monde à chacune de ses frontières – géographiques (la route qui le délimite, la ville au loin, l’avion qui passe dans le ciel) et culturelle (de la télévision au portable, le progrès technique attire invariablement les personnages) – le film se fait ainsi le récit bouleversant d’un monde qui s’éteint, ou plutôt qui n’existe déjà plus. Sous l’influence assumée du cinéma de Kiarostami (auquel Tseden emprunte l’un des compositeurs), le cinéaste propose une mise en scène inventive, souvent drôle, mêlant un sens aigu de l’allégorie à une approche anthropologique empreinte de nostalgie.
Deux frères
Dès son ouverture le cinéaste invente le regard latex : la caméra adopte le point de vue des deux jeunes frères de la famille (déjà un de trop pour le pouvoir chinois) qui observent le monde qui les entoure à 360°, à travers un préservatif gonflé comme un ballon. Le latex lubrifié donne à l’image un rendu laiteux figurant le regard de ces enfants émerveillés par leurs univers et les personnages qui les entourent, le grand-père et le père. Quand Dargye (Jinpa) comprends que ses fils jouent avec des préservatifs, il coupe subitement court au regard latex, et les ballons sont éclatés. Le film cherchera dès lors à préserver ce regard enchanté et fantasmé d’une culture qui se révèle avec une innocence assumée, un enthousiasme communicatif, sans pour autant dissimuler la faille qui la déchire de l’intérieur. Quand les deux enfants traînent près de l’enclos à brebis où l’on s’apprête à lâcher un mâle, Drolkar veut les maintenir à l’écart : « Ce n’est pas un spectacle pour les enfants. » Mais le cinéaste, retors, nous laisse entrevoir à la volée la copulation des ovidés dans un enchaînement de plans épileptiques (des brebis apeurées aux testicules pleines du bélier), comme pour épancher la curiosité des deux garçons. La séquence fait écho au drame qui se noue en secret : le père, trop fougueux, ne résiste pas à la tentation de faire l’amour sans préservatif et sa femme tombe enceinte d’un quatrième enfant. Au cœur du récit – leurs bêtises sont à l’origine de bien des péripéties, à commencer par l’usage des derniers préservatifs restant –, les deux jeunes frères sont paradoxalement toujours maintenus à l’écart des drames et traversent le film en électrons libres détachés des enjeux narratifs : courant dans tous les sens avec drôlerie et insolence, tout-puissants dans leur univers mais inconscients des menaces qui pèsent sur eux.
Sous le regard de ces enfants qui bornent le film de leur présence furtive (ils ne font souvent que passer, interrompant une conversation ou une réflexion), les autres personnages sont tous enfermés dans des dilemmes insolubles, écartelés entre la tradition (la religion, la vie rurale et autarcique) et la modernité (la contraception, les études, la ville). Le cinéaste, en opposition à la volonté incessante de voir des deux frères, dévoile leurs histoires avec pudeur, filant la thématique de la dissimulation aussi bien formellement (les discussions importantes se jouent toujours cachées derrière un arbre, un autel ou un pilier) que dans l’écriture (les intrigues nous sont révélées que partiellement). Il nous laisse ainsi seulement comprendre le terrible abandon qu’implique chacun des choix des personnages, tous étant rendus nécessaires par une Histoire qui les dépasse, qui advient malgré eux. La tante religieuse, au visage masqué par sa coiffe, tiraillée entre son avenir immédiat au couvent et la tentation de renouer avec son dernier amour (symbolisé par le livre écrit par son ex-amant qui lui est toujours soustrait et qu’elle ne peut lire) incarne à merveille l’image tragique d’un monde qui disparaît en silence.
Le monde ou rien
Aussi, et c’est l’une des fonctions du regard latex initial, les deux frères apparaissent comme les (probables) derniers témoins de la culture tibétaine telle qu’elle existe alors, enregistrant par leurs yeux les pratiques des anciens. À travers leur curiosité, le cinéaste fait « œuvre de mémoire », dont témoigne le grand soin qu’il porte à dépeindre les rites et les croyances d’un monde annoncé à disparaître (le rituel funéraire, la cuisine, la baignade des moutons). Dans une séquence-clef, les deux enfants observent avec le plus grand intérêt le grain de beauté sur le dos du grand frère, perçu comme l’indice que la grand-mère s’est réincarnée dans le corps de son petit-fils. Si une coupure de courant – la modernité fait souvent défaut à cette famille – les fruste dans leur contemplation (« J’ai pas eu le temps de bien regarder ! »), la séquence de rêve qui suit leur donne la possibilité de le voir à nouveau. Mieux que ça, les enfants, par un curieux effet de trompe-œil, parviennent à s’emparer du grain de beauté qui se détache, et à s’échapper au loin sur une dune de sable, dans un travelling magnifique. Ce nouvel enfantillage, sublime d’insouciance, corrobore le double enjeu contradictoire que la mise en scène fait peser sur leurs épaules depuis le premier regard : en offrant une vision émerveillée de leur monde (le latex/le rêve), ils en actent aussi le déséquilibre (le préservatif/la réincarnation dérobée) et la fin à venir. La très belle séquence finale, dont on taira le détail et qui suppose probablement plus d’une interprétation, laisse les enfants sur cette même dune. Difficile à dire s’ils parviennent ou non à sauver leur monde par leur innocence.