Après un retour de flamme en 2013, la rétrospective de ses trop rares films (dans de nouvelles versions), leur sortie en coffret et pour beaucoup de jeunes spectateurs, leur découverte, nous n’avions plus d’Ado(lfo) Arriet(t)a que l’espérance toujours retardée d’un nouvel opus. Fidèle au beau qualificatif inventé sur mesure par Jean-Claude Biette, le cinéma « phénixo-logique » d’Arrietta se devait, en toute logique, de renaître sous une forme différente.
Cette forme surprend. Elle paraît être l’opposé exact de cet à peu près technique qui faisait de ses films précédents des embarcations de fortune, plus ou moins assurées selon la brusquerie de ses spectateurs (pour compliquer leur tâche, les projections en 2013, Flammes excepté, montraient des copies de moindre qualité, ayant subi des compressions successives ou les dégradations du temps) ; ce même si Biette remarquait déjà lucidement en 1978 que le dispositif d’Arrietta « mim[ait] la négligence », que cette négligence exaspérait et qu’il y « a[vait] là recherche obstinée (et peu prestigieuse) d’exprimer à l’état de film le plus grand désordre ». Cependant, face à cette légèreté supposée dans les choses de la technique, au grain vidéo, aux divers effets pelliculaires des ses précédents films, Belle dormant paraît étrangement lisse, de ce piqué numérique régulier qui donne souvent aux films tournés en 2 ou 4K une aura hyperréaliste à laquelle nous ne sommes pas encore véritablement habitués.
Le récit de Belle dormant est sage comme une image : tout le monde le connaît et sa transposition contemporaine (bien qu’imaginaire) et les quelques aménagements qu’Arrietta lui fait subir (malgré l’élision du titre, il y a quand même un bois) ne malmène pas le cours linéaire de l’intrigue. Comme à la Cour du reste, tout s’annonce et se déroule sans encombre, et dans l’ordre, sans que le film ne se presse d’aucune manière de brûler les étapes. En bref, les attendus du conte chez les spectateurs et ceux des personnages du conte sont également récompensés, et rien n’empêche (sinon un scrupule de naïveté à l’heure du méta), de prendre le film comme le pur film de Noël qu’il aurait du être si sa date de sortie n’avait pas été repoussée. D’autre part, le film d’Arrietta, pour ses spectateurs disons plus « avertis », amène aussi les attendus culturels de type Politique des auteurs, où les principaux tropes du cinéaste (de l’aile d’ange aux trucages, du tam-tam à la truculence d’Ingrid Caven) sont comme reparcourus par le film qui prend étrangement un petit côté musée.
Sage comme une image, donc. Et cette sagesse est réelle, ce n’est pas une fausse piste, l’ironie masquée d’un matois qui se jouerait du spectateur. Non, c’est plutôt que cette sagesse est à prendre au sérieux, comme une vrai sagesse, à savoir théoriquement : Belle dormant est une réflexion tout à fait pertinente et pas du tout tortueuse sur l’image (numérique). Tombent ici les faux oripeaux d’une candeur technique derrière laquelle Arrietta ne s’est jamais caché. Tombe aussi cette naïveté (parfois controuvée en « fausse ») onirique trop prêtée à Arrietta pour l’excepter de la civilisation : ce dernier montra pourtant à travers presque chacun de ses films (y compris les plus récents), avec une précision ravissante mais sans les conventions du genre documentaire (permettant ainsi de voir ce qui serait impossible d’existence à cause de ces mêmes conventions d’approche du réel), des univers parfaitement réels et concrets, souvent des petits mondes auquel il appartenait plus ou moins. Par exemple Tam Tam où l’énergie et l’animation de la petite bande gravitant autour des Gazolines sonnent plus vraies et semblent plus réalistes qu’un reportage au Palace ; mais la « Trilogie de l’Ange » (l’ambiance du franquisme) ou Vacanza Permanente (sorte de journal filmé) ont des vertus similaires.
Réalisme théorique
J’irai même plus loin : ce qu’Arrietta fabrique avec l’image numérique est aussi intéressant que les tentatives de Godard avec la 3D. Il ne servirait à rien, dans le cas du premier comme du second, de leur demander d’épuiser leur sujet alors qu’ils le défrichent. Ce qu’ils mettent l’un et l’autre en œuvre tient d’un souci personnel de réalisme, c’est-à-dire de garder encore sur terre les pieds de leur amour du cinéma et ne pas pleurnicher sur un état disparu de la manière de faire les films (en ce qui concerne le système industriel de production, c’est différent pour Godard, mais Thalberg est bien loin). S’intéresser à ce qui arrive au médium – et dans le cas d’Arrietta, le mot est à prendre dans tous les sens du terme – est la première des curiosité pour garder vivante sa pratique. C’est cette exigence de coller à son temps (personne n’est moins nostalgique que lui en entretien) qui explique aussi qu’Arrietta (comme Rohmer, Rivette, ou encore Godard) filme toujours des corps jeunes, d’une jeunesse très actuelle. Le casting de Niels Schneider et Agathe Bonitzer, talentueux et épanouis (dans des directions de jeu un tantinet différentes de leurs autres rôles), offre au film une incarnation solide (le reste du casting est pleinement sympathique, mais plus inégal suivant les rôles, surtout dans leurs interactions et dans la conduite du rythme intérieur des séquences) : Arrietta a besoin d’acteurs qui assument pleinement leur rôle, Schneider et Bonitzer (ainsi que Caven, mais cela va sans dire) n’ont aucune difficulté à endosser les servitudes de leur image dans le film (le prince encore enfant et la fée presque adulte). La manière dont Arrietta en fait des vignettes, et les incruste sur fond de lune dans des plans très étonnants, fait écho à la manière dont il thématise tout au long du film – et de mille manière – la photographie.
Celle-ci est omniprésente dans les rapports que les deux personnages tissent avec leur environnement (de Maggie Jerkins, prise en photo par un vieux appareil reflex lors de la visite de la ruine, à Egon photographiant le château statufié et ses futurs beaux-parents). Les trucages numériques du film, parfois volontairement grossiers (les papillons du bois, l’incrustation de la nuit) ou carrément a minima (ainsi, les plans du château où le temps s’est arrêté sont tout simplement… des photogrammes) surprennent chez un cinéaste qui n’avait jusqu’alors eu recours qu’à des trucages matériels. Chez Arrietta, la beauté est une valeur, et il serait impensable de montrer des êtres ou des choses laides qui ne l’aient pas décidé. Le soin est général et compte la qualité plastique de l’image et des protagonistes. Mais cette qualité est duelle, elle enserre dans sa propreté un univers qui en devient justement théorique (et plus du tout physique). C’est cela la théorie : arriver au niveau non tant de l’abstraction, que de l’écume des images.
Où va cette réflexion sur l’image ? Dans une direction pas forcément très éloignée de Minnelli (relu par Deleuze) : au « que veut dire être pris dans le rêve d’un autre ? » minnellien, Arrietta pourrait substituer une interrogation du même ordre, mais pour l’image : que veut dire être pris comme image par l’autre, être sage comme une image alors même que cet autre a mille moyen de la capturer (du rêve à l’iPhone) ? Ceci assorti d’une autre question, visuellement très explicite dans Belle dormant : l’image que l’autre possède de moi, comment lui donner du relief, ne pas être écrasé ? Arrietta y répond d’une manière qui fait écho à ses films précédents (et que Godard hasarde aussi de son côté) : la manière de créer du volume dans l’image, c’est de lui offrir un monde sonore. Le travail du son dans le film est étonnant, il est difficile d’appréhender ce qui viendrait d’un mixage ou d’une tentative de décrocher délicatement le son de l’image (a priori, le tournage n’a pas eu recours à la postsynchronisation). Mais dans la splendide dernière scène, ou le prince Egon et la princesse qu’il a réveillée dansent une langoureuse approche, lente et sensuelle, les très beaux moment du début où le prince se déchaine face à sa batterie, les danses du château de Letonia (fort amusantes), les chansons inédites d’Ingrid Caven, c’est tout un monde sonore qui creuse l’image de l’intérieur, lui donne à la fois de la durée et du rythme. Les scènes à Letonia gardent ainsi cette latence sourde entre les personnages, ce climat cotonneux qui est perdu lorsque le prince réveille toute la maisonnée de Kentz, et qui réapparait subtilement lors de la dernière scène de danse. Arrietta a retenu la leçon qu’il avait appris (peut-être) à Duras : l’image fuit par le son. Elle qui disait de ses films à lui « on voit rien tandis qu’on voit. On ne comprend pas tandis qu’on comprend tout ». Si Flammes théorisait en son temps la belle question du fantasme et des désirs d’incendie encore vivaces en 1978, Belle dormant vient à point nommé travailler notre tropisme actuel sur l’image et en dresser un état des lieux. Ce dernier prend (pour reprendre Biette une dernière fois) la forme d’ « une narration fantôme qui ne cherche pas à faire peur mais, bien plus subtilement, qui joue à rassurer ». On ne réveille pas un somnambule de l’image, mais la Belle dormant, c’est le spectateur.