Les flous anamorphiques, la musique tour à tour enchanteresse et légèrement inquiétante, les lents zooms sur des insectes et des restes de nourriture plongent d’emblée le spectateur de Bêtes Blondes dans une atmosphère singulière, à la fois étrange et onirique. Le film entier est construit comme un rêve traversé par l’absurde, le hasard (la décapotable trouvée au beau milieu d’une forêt, les personnages qui arrivent à point pour secourir le protagoniste) et la répétition (le motif des deux têtes inversées). Sa galerie de personnages hauts en couleurs, qui va de la jeune alchimiste scatophile interprétée par Agathe Bonitzer au voyant toxico d’un vidéoclub porno (Youssef Hajdi), en passant par Puff, le chien hypnotiseur, témoigne de la folle inventivité de ses deux auteurs. Le héros Fabien, ex-vedette de sitcom, reste toutefois le plus lunaire d’entre tous. Atteint de troubles de la mémoire, il rencontre de grandes difficultés à accomplir sa quête initiale (rentrer à Paris), donnant au film des airs de road-movie halluciné.
Un corps hybride
L’acteur Thomas Scimeca brille par son interprétation ahurie (le personnage, qui semble spectateur de sa propre vie, baigne dans un étonnement permanent) et par l’étendue de sa palette de jeu, glissant avec aisance de la farce au sérieux, du zèle à la nonchalance, du calme à la violence. L’une des séquences les plus éclairantes à ce sujet se situe vers la fin du film : Fabien rentre chez lui, où l’attendent un père et ses deux fils, l’air menaçant. Ces derniers réclament l’un des reins de Yoni (Basile Meilleurat), le jeune militaire romantique que le protagoniste croise sur sa route au début du film et qu’il finit par considérer comme son propre enfant. Il brandit d’abord, les larmes aux yeux, la tête décapitée de Ricky (l’amant défunt de Yoni) comme une « preuve d’amour » avant de leur céder le diamant accroché à l’oreille du jeune homme mort, non sans l’avoir déchiqueté au préalable, dans un geste qui amuse par son caractère gore et gratuit. Personnage-caméléon, Fabien se fond dans n’importe quel environnement : il porte la chemise ikat aussi bien que le costume nœud-papillon et semble être chez lui à la fois partout et nulle part, que ce soit dans la forêt où il erre comme un animal ou dans la maison luxueuse et sophistiquée où se déroulent les funérailles de Ricky. À l’image du personnage, le film est un corps monstrueux qui épouse de nombreux genres, du drame à la comédie en passant par le fantastique. La scène où Fabien se souvient de sa relation amoureuse avec Corinne, morte dans un accident de moto, témoigne de ce mélange des tons. Par l’intermédiaire d’un raccord regard sur un jeune couple, le personnage lie indistinctement une scène ancrée dans le présent et un flashback, de sorte que le personnage se retrouve à littéralement contempler son passé. La dimension kitsch de la scène est nourrie par la voix-off de Fabien (« Quand on faisait de la moto avec Corinne, elle portait toujours son ciré jaune et moi mon bandana ») et les zooms successifs sur les amoureux, qui changent de costume entre chaque plan pour adopter des tenues de plus en plus démodées. Les quelques notes de musique mélancolique qui accompagnent les contrechamps sur le visage attendri de Yoni soulignent quant à elles le caractère nostalgique du jeune homme.
L’animal humain
La présence récurrente de fluides et d’autres déchets humains ramène par ailleurs le personnage à sa dimension corporelle. À travers son appétit féroce, il assouvit un besoin primaire, buvant et mangeant tout ce qui lui passe sous la main. Car en plus d’avoir quelques problèmes de mémoire, Fabien a aussi perdu le goût, ce qui le conduit, tel un lointain cousin du Monsieur Merde de Leos Carax, à avaler sans distinction fleurs, mégots et chair humaine. L’assimilation du personnage à l’une de ces « bêtes sauvages » auxquelles fait songer le titre transparaît particulièrement à la fin du film, dans la scène où les chats de Fabien se transforment en humains. Comme dans Malfaisant, leur court-métrage précédent, où un oiseau s’exprimait à travers la bouche d’un homme, Bêtes Blondes réorganise les rapports entre humains et animaux, dont les places semblent interchangeables, ouvrant sur un effacement de la hiérarchie entre les espèces. Fabien finit en effet lui aussi, à sa manière, par devenir un chat, qui trouve un coin tranquille pour mourir au fond du jardin. Le film formule ainsi la promesse d’une utopie qui ouvre à un ensemble de possibles poétiques et politiques.