Cette année, plusieurs festivals ont mis à l’honneur la « jeune garde » du cinéma algérien (La Rochelle, Sarlat, Cinemed) — par exemple Karim Moussaoui (En attendant les hirondelles), Hassan Ferhani (Dans ma tête, un rond-point), ou encore Sofia Djama, dont Les Bienheureux est le premier long métrage. Ces jeunes auteurs partagent un même goût pour un fort ancrage documentaire et historique : tous enregistrent dans leurs films le présent d’une société algérienne rongée par les difficultés économiques et l’intégrisme religieux. Karim Moussaoui choisissait ainsi la juxtaposition de trois récits courts avec des protagonistes différents pour faire une radiographie du pays. Sofia Djama s’approprie quant à elle complètement le genre du film choral en suivant les vies de plusieurs personnages à Alger : Samir (Sami Bouajila), Amal, leur fils Fahim et ses deux amis Feriel et Réda. Si la forme éclatée du film en une mosaïque de destins suscite ici l’intérêt, c’est qu’elle correspond finalement très bien au diagnostic de la cinéaste sur son pays : une Algérie en pleine déliquescence, à deux doigts de l’implosion.
Asphyxies
Dans Les Bienheureux, tous les personnages subissent les effets de la radicalisation du pays dans leur quotidien. Samir est gynécologue et risque la prison parce qu’il pratique des avortements en cachette. Fériel ne va pas à la fac pendant des semaines pour éviter les manifestations violentes qui s’y produisent. Réda, musulman mystique, ne trouve personne pour lui tatouer sur son dos la sourate dont il rêve. Toute la critique du film repose ainsi sur une opposition entre l’extérieur, la vie publique, et l’intérieur, la vie intime. Plus le film avance, plus les rues, les routes et les commerces d’Alger deviennent un espace de répression potentielle, religieuse ou policière : un intégriste vient s’immiscer dans une dispute de famille en pleine rue ; Fahim est arrêté à tort pour détention de drogue ; Amal est menacée de prison pour avoir bu deux verres de vin. Au contraire, les appartements, les chambres sont des espaces de liberté et d’évasion. Les adultes dansent et boivent entre amis derrière leurs volets clos, les jeunes fument de l’herbe dans des squats étroits aux murs décrépits. La révolte des personnages tient donc à leur hédonisme obstiné, prêt à faire fi de toutes les règles de la charia. Mais, dans cet entrelacement de huis-clos, ce sont finalement toujours les mêmes gestes et les mêmes discours qui reviennent — chez Amel et Samir, les dîners entre amis tournent toujours au règlement de compte entre ceux qui ont fui l’Algérie et ceux qui sont restés. La circularité des mouvements et des discours révèle l’immobilisme des personnages, véritable allégorie de l’inertie du pays tout entier. Le père de Fériel en est une autre image émouvante : lui aussi reste cloîtré chez lui, figé et sidéré par la douleur du meurtre de sa femme pendant les années de plomb. On regrettera seulement que le personnage d’Amel vienne souvent expliciter le propos du film où, dans de longs réquisitoires, elle invite son époux et son fils à agir, à « bouger » enfin, en s’échappant carrément du pays.
Naturalisme sensuel
Mais en filmant le personnage d’Amel, la caméra traque aussi les indices d’une féminité entrée en résistance contre une société devenue bien puritaine, s’attardant en gros plans sur son brushing, ses jeans moulants, son beau visage maquillé. Filmer cette femme mûre au sortir de la douche comme une « baigneuse » d’Ingres, contempler dans de longs plans rapprochés la grâce rayonnante de son visage un peu ridé, est déjà un petit acte de révolte féministe, loin des attendus de la beauté orientale et des canons de la beauté hollywoodienne. La cinéaste choisit ainsi la même rébellion que ses personnages : celle d’une puissante sensualité. La caméra à l’épaule scrute les corps au plus près avec douceur et lenteur, et la prise de son produit un puissant effet d’immersion. Elle capte attentivement le moindre bruit de bouche, de main, ou encore un simple froissement de tissus. C’est ce naturalisme sensuel, proche du cinéma d’Abdellatif Kechiche, qui distingue vraiment Les Bienheureux d’autres films plus convenus dénonçant le poids de l’intégrisme religieux (par exemple, pour n’en citer qu’un, l’insupportable Dégradé des frères Nasser). Un des moments les plus vertigineux du film nous immerge ainsi dans le délire mystique de Reda pendant qu’il écoute son groupe préféré. Ne lâchant pas son beau visage extatique, la caméra s’élève avec lui, colle à ses mouvements, envahie par la musique électrique du groupe pro islamiste. C’est aussi cela qui est beau dans Les Bienheureux de Sofia Djama : la tendre empathie qui se dégage de ce regard attentif et doux, pour absolument tous ses personnages.