C’est une scène de Hacker : après deux cyberattaques où Michael Mann nous a guidé jusqu’à l’intérieur même de réseaux informatiques, voici que le spectateur se retrouve pendant quelques secondes face à un espace curieusement hybride, plongé dans une lumière bleuté, dont les surfaces sont lézardés de lignes blanches et colorées. Sommes-nous sur le point d’assister à une nouvelle attaque ? Une diode va-t-elle se mettre à clignoter, enclenchant une réaction en chaîne ? Soudain, par la gauche, le héros (Chris Hemsworth) rentre dans le cadre : on comprend que nous ne sommes pas à l’intérieur d’une machine, mais dans une salle de serveurs. Idée géniale que cette très courte latence avant l’apparition de l’acteur dans le champ : il n’y a guère plus de différence entre le monde tangible et la jungle des microcircuits. L’homme évolue désormais dans un réseau de flux si sophistiqué et élaboré qu’il semble destiné à devoir s’effacer pour ne devenir à son tour qu’un simple composant au sein d’un ensemble dématérialisé – ou, s’il ne s’intègre pas dans le système, un fantôme.
Si l’on ressent le besoin de passer par le dernier film de Michael Mann pour approcher le cas de Blind, qui sur le papier, reconnaissons-le, n’a pas grand-chose à voir, c’est parce qu’il constitue peut-être l’antidote à une certaine représentation du contemporain dont Blind serait le dernier rejeton. Les deux films ont au fond, chacun à leur manière, la même ambition : proposer une vision du monde moderne à travers notre rapport aux images et aux nouveaux outils de communication. Car Blind, en dépit de son titre, n’est pas un film sur l’aveuglement. C’est pourtant un beau sujet (une belle matrice de mise en scène, un bel enjeu pour une actrice), que le cinéaste n’explore véritablement que le temps de l’ouverture du film : on y voit une jeune femme, Ingrid, faire face à son handicap naissant. Eskil Vogt filme véritablement son état (sans être complètement convaincant, mais au moins il le filme) : il recourt à des longues focales pour flouter les arrière-plans, resserre le cadre sur l’actrice pour créer davantage de hors-champ, exacerbe le son et insère des images mentales dans son montage, sortes de flashs où le personnage traduit les bruits qu’il entend en des images-hypothèses. Sauf que ce programme va progressivement se diluer dans un autre : Ingrid, recluse dans son monde intérieur, écrit un roman dont les protagonistes sont tirés de son quotidien (son mari) ou constituent des avatars de sa propre personnalité. Le film se cale alors sur ce récit détraqué, qui mêle fantasmes et vie domestique, réalité grisâtre et morne, pour nous dire une chose : le monde contemporain, son avalanche d’images (porno) et ses relations dématérialisées (Facebook, les sites de rencontres) entraînent a) une cécité des individus b) une misère affective et sexuelle.
Traverser le miroir
Un homme seul, devant son ordinateur ou sa fenêtre : voilà la grande image du film, qui nous dit que chacun est quelque part aveugle et prisonnier de ce monde ultra-connecté. Ou plutôt voilà une image que l’on a souvent (trop ?) vue ces derniers temps, de Bird People à Her en passant par Don Jon, films qui derrière leurs séduisants concepts (tomber amoureux de son ordinateur, se transformer en moineau) brossent une représentation du monde dont la petitesse flirte dangereusement avec la prise de position réactionnaire. Blind lui aussi est doté d’un high concept (l’aveuglement, son parti-pris narratif), mais il aborde toutefois le sujet sous un angle ouvertement plus misérabiliste, et donc plus antipathique. Pourtant, le problème reste le même : Vogt met en scène une aveugle, Ferran et Jonze des autistes (chacun parle à son smartphone, sans se soucier de son voisin), en somme l’homme moderne est un handicapé. Que l’emploi des nouvelles technologies entraîne un repli sur soi narcissique et un délitement des liens sociaux physiques n’est pas nécessairement le plus faux des constats, mais pourquoi toujours s’arrêter là ? Mann, lui, traverse le miroir. Il ne se contente pas de cette image de l’homme seul, face à l’écran, il entre à l’intérieur de l’ordinateur et s’interroge à une échelle autrement plus grande sur la place de l’individu au sein du maillage (désigné assez distinctement dans Hacker comme capitaliste – cela change tout, la « modernité » n’est pas l’ennemi, mais bien le système) englobant l’intégralité de la planète (c’est le tout premier plan du film), plus qu’il ne condamne les dérives de l’hyper-connexion. Il filme la vitesse du monde, son vertige, sa mutation en un gigantesque réseau. C’est la différence, pour reprendre une formule de Jean Douchet, entre un film « qui dénonce » et « un film qui annonce ». Blind, lui, appartient à la triste première catégorie.