Film sur le passage de l’enfance à l’âge adulte, Brendan et le secret de Kells évoque le thème de la transmission et de la transgression sur un ton aux lignes éclatantes d’expressionnisme. Touchant et poétique.
Irlande, IXe siècle. Brendan, douze ans, enfant sauvé des flammes de l’invasion viking par son oncle abbé, a été élevé dans l’ordre, le respect de la ligne droite et de la patrie Dieu. Depuis le début des assauts, l’abbé s’efforce de protéger la cité de Kells et son abbaye en leur édifiant un immense mur fortifié, cercle de roc impénétrable. Peu de temps après, Frère Aidan, célèbre maître enlumineur traqué par l’ennemi, se réfugie à Kells pour y achever un Livre fabuleux. Vieillissant, Aidan doit se reposer sur le génie naissant du jeune Brendan en qui il voit un possible héritier. Mais l’enfant, éduqué dans la crainte, doit en passer par l’épreuve du monde, l’extérieur fantasque et menaçant d’un territoire abandonné à l’arme du plus fort. C’est dans cette nature interdite, nouvelle et sans frontières, into the wild, qu’il va s’aventurer, allant de découvertes hasardées en déroutantes rencontres et de défis en leçons de survie.
De Michel Ocelot (Kirikou), Moore a peut-être retenu l’épuration de la ligne, la simplicité du trait, la finesse de la courbe. De Tim Burton (L’Étrange Noël de Mr Jack, Les Noces funèbres, Vincent), il garde les contours expressionnistes, les formes tout en spirales, respirations arrondies des infinis possibles de l’imaginaire. Certaines scènes (les silhouettes de vikings sur des marches d’escaliers) ne sont pas loin des ombres de Fantasia (Walt Disney). Le reste, Moore l’a puisé dans les origines littéraires et picturales de l’Irlande, et plus précisément dans ce fameux livre de Kells, véritable chef d’œuvre de l’art religieux médiéval. Écrit en latin par des moines aux environs de l’an 800 après J.-C., ce livre contient les quatre évangiles du Nouveau Testament et est enrichi d’enluminures remarquables. Le Secret de Kells, c’est ce livre fantastique, hôte trop régulier de la rêverie, machine infernale dans un temple de prière.
Batifolant avec les géométries, les figures de Brendan sont en cercles ou en angles droits. La rigueur de l’angle (l’abbé, les vikings, les villageois) exprime une certaine forme de mécanique, de rigidité de corps, d’esprit et de perspectives. Au-delà de l’idée de perfection et d’achèvement, le cercle exprime une idée semblable, celle de l’emprisonnement, de la claustrophobie du rouage trop bien agencé. Les personnages sont tiraillés entre ces deux idées, trop ressemblantes, d’un monde qui tourne en rond et se mord la queue (comme le monstre Crom-Cruach). La venue du frère Aidan viendra bouleverser ce schéma et libérer le trait, offrant Brendan à la liberté, à la souplesse, à la possibilité d’une spirale, élément indispensable à une carrière dans l’imagination.
Empreintes de poésie, d’onirisme et de réelles trouvailles graphiques, les images de Moore possèdent une véritable identité visuelle. Monde où tout s’emboîte, où tout se lie d’harmonie, se répond et s’accorde, l’univers de Kells et ses alentours sont une suite de paysages croisés dans un rêve gracieux, fresques magiques et enchantées peintes sur les murs d’un imaginaire séduisant. Les transpirations sur leur environnement de l’esprit, de la personnalité des personnages, cette marque d’un expressionnisme revendiqué, donne de Moore l’idée d’un Burton qui filmerait de l’autre côté de la vie, version sans la mort d’un monde qui se torture. Moore, beaucoup moins profanateur de sépultures que Tim Burton ou que Robert Wiene, n’en aura toutefois retenu que l’arrondi tourmenté, sans le macabre ni le génie. Jamais sans le talent.