Du cinéma ukrainien et soviétique, le nom de Kira Muratova est certainement le plus connu. En 2000, elle reçoit des mains du cinéaste polonais Andrzej Wajda, le prix de la Liberté, célébrant l’ensemble de son œuvre. Dix ans plus tôt, son film Le Syndrome asthénique obtient l’Ours d’argent. Et, la même année, elle devient membre du jury de la Mostra de Venise. Après un court métrage, Kira Muratova commence au cinéma avec Notre pain quotidien, qu’elle réalise en collaboration avec son ancien mari, l’écrivain Aleksandr Muratov. En 1967, son second film Brèves rencontres est censuré. À l’image de Longs adieux (1971) ou En découvrant le vaste monde (1979). Pendant des années, Kira Muratova connaît la censure. Son esthétisme ne plaît pas, ses partis pris non plus, encore moins sa peinture d’une réalité sociale. Avec la fin de la Perestroïka et la naissance du congrès des cinéastes de juin 1986, ses films « gelés » (parmi d’autres), vont enfin pouvoir sortir de l’ombre. Depuis, après avoir vécu tant d’oppression et d’interdiction, Kira Muratova ne quitte plus les studios d’Odessa et réalise un film presque tous les ans.
En 1967, Kira Muratova réalise son deuxième long métrage, Brèves rencontres, que les spectateurs découvrent vingt ans après. Elle tourne avec peu de moyens, des acteurs non-professionnels, et privilégie le noir et blanc pour éviter une esthétique trop décorative mais aussi afficher sa différence. La caméra s’agite, tremble et confère au film des accents d’amateurisme séduisant.
Souvent, le cinéma de Muratova est considéré comme un cinéma de femmes. Elle aime parler d’elles, de leurs amours, leurs lassitudes, et adopte leur point de vue, les plaçant toujours au centre de l’histoire. Ici, dans Brèves rencontres, Valentina (jouée par la réalisatrice), responsable de l’approvisionnement en eau dans une petite ville, connaît bien des déboires entre son travail et ses amours. Son amant Maksim, géologue et bohème, s’en va par monts et par vaux, incapable de rester à ses côtés. Pas très fidèle, mais pas don-juan non plus, il chante plus qu’il ne parle et sa guitare se retrouve bien plus souvent dans ses bras que sa propre femme. Le duo se transforme en trio quand Valentina engage une jeune paysanne comme femme de ménage, Ivanova, ayant aussi aimé Maksim, dans une autre vie, reste à savoir quand. L’histoire ne suit aucun ordre chronologique, elle se construit à partir de souvenirs, au fur et à mesure de réminiscences vécues par l’une ou par l’autre. Les deux histoires d’amour déchus se répètent, en boucle, le passé et le présent se mélangent, aussi fantasques qu’un rêve.
Ces deux femmes aiment le même homme mais ne se ressemblent pas. L’une jeune, l’autre moins. L’une cultivée, l’autre pas. L’une mince, candide, sans grandes expériences amoureuses, face à une autre avec de belles rondeurs, un caractère affirmé et une petitesse qui font penser à Giulietta Masina. L’homme interprété par le chanteur Vyssotski fredonne des banalités, des mots d’amour, avec une voix grave, rocailleuse, parfois monotone. Il se protège derrière sa guitare, l’utilise aussi souvent qu’il peut, et évite grâce au chant des discussions fatigantes, des caprices de femmes jamais comblées. Valentina autant que Maksim recherche la liberté. Ces brèves rencontres ne les suffisent plus. Aucun ne veut se sacrifier pour l’autre. Même par amour. Mais les deux veulent que l’autre se sacrifie, par amour.
De Brèves rencontres se dégage une forte impression de nouvelle vague ukrainienne. Elle semble puiser dans cette énergie, pour donner une forme à libre à son cinéma et convoque plusieurs styles, qu’elle mélange, et au hasard, la première séquence de John Ford dans La Prisonnière du désert, se retrouve ici, presque à l’identique. Clin d’œil ou acte manqué ? Comme dans Deux en un, son dernier film, où la déchéance affective du héros ressemble à celle du Casanova de Fellini. Seul, tout de blanc vêtu, au milieu d’un parterre glacial, il tend sa main, vers ce qu’il perd : sa jeunesse.