La symétrie visuelle du premier et du dernier plan de Brooklyn Yiddish — un homme claudiquant, cadré de face, s’extrait de la foule dans une rue bondée / le même homme, cadré cette fois-ci de dos, se fond de nouveau dans la masse anonyme des passants — définit le film comme une petite parenthèse. Dans un livre qui rassemblerait toutes les représentations de New York au cinéma, la première fiction de Joshua Z. Weinstein apparaîtrait comme une note de bas de page, une anecdote qui vaudrait essentiellement pour elle-même tout en effleurant discrètement un des nombreux aspects de la mégalopole américaine.
Brooklyn Yiddish travaille la miniature en restant confiné dans le quartier juif hassidique, dont les habitants vivent en autarcie, laissant le gigantisme urbain et social hors-champ (seules des bribes apparaissent de temps à autre, presque égarés, comme les employés latino-américains d’une petite épicerie casher). Le film commence un an après le décès tragique de la femme de Menashe — l’homme qui émerge de la foule au début, personnage central inspiré de la vie de l’acteur principal Menashe Lustig. Veuf, celui-ci s’est vu retirer la garde de son jeune fils, Ruben — confié à son beau-frère — car la tradition religieuse stricte interdit à un parent seul d’élever un enfant. Il parvient tout de même, au début du film, à convaincre le Grand Rabbin de lui accorder une semaine afin de montrer au reste de la communauté sa capacité à offrir une vie stable à son fils. S’il est si difficile pour Menashe d’obtenir gain de cause, c’est qu’il est différent de ses voisins par son apparence et sa pratique moins conformes à l’orthodoxie (lourd, pataud, nonchalant, encombré par son corps, là où les autres hommes de son milieu rivalisent de rigueur morale). Les habits, les cheveux, la barbe, la prestance en disent beaucoup : le petit Ruben s’inquiète même à plusieurs reprises de la tenue de son père et lui demande pourquoi il ne s’habille de la même façon que son oncle. D’un point de vue extérieur, la différence de nature des vêtements entre ceux conformes au dogme et ceux un peu négligés est difficile à percevoir mais c’est précisément cette finesse du trait qui donne au film de Weinstein un charme concret et qui le prévient d’un regard en surplomb. Aucune critique de l’orthodoxie religieuse ici, il s’agit au contraire de montrer qu’elle tend à masquer les rapports de classe, sans parvenir à les effacer complètement : la condition modeste de Menashe qui ressurgit à travers les remontrances de son patron et l’état de son appartement s’oppose à l’embourgeoisement de son beau-frère, Eizik. Et si cette domination économique n’est jamais explicitement dite par les personnages, le réalisateur en fait clairement un élément qui structure son film en profondeur.
Menashe and the Kid
En rejetant le sermon, Brooklyn Yiddish réinjecte de l’humain dans un lieu géographique et sociétal a priori claquemuré. Weinstein privilégie le plan-séquence à de nombreuses reprises, permettant à ses acteurs de se détacher des lignes de forces du script et faire advenir la spontanéité de discussions plus improvisées, renforçant l’impression de présent. Ainsi, le film observe son environnement sans emphase, retranscrit la banalité du quotidien en s’efforçant de trouver de la tendresse même dans les endroits où la violence physique ou symbolique se fait la plus pressante. La rondeur du héros trahit son incapacité à rentrer dans le moule mais rend sa bonhomie et sa candeur enfantine souvent touchantes.
Marqué par une volonté de « retour à l’essentiel », Brooklyn Yiddish est pour Weinstein l’occasion de filmer deux retrouvailles père-fils. Au premier plan, celles de Menashe avec son garçon, filmée de façon la plus naturelle possible — la scène où ils passent leur première soirée ensemble à imiter les cris de différents animaux est particulièrement éloquente : resserrer les liens c’est se rapprivoiser. Au second plan, celles du héros, avec le reste de sa communauté, incarnée par la figure du vieux patriarche, le « Rav ». Le renversement du rôle du héros — de père de Ruben, il devient fils spirituel du Grand Rabbin — est acté lors d’une très belle dernière séquence : au cours de la commémoration de l’anniversaire de la mort de sa femme, Menashe rate maladroitement le kugel (un gâteau traditionnel) en l’oubliant dans le four. Le Rav coupe court aux railleries du féroce beau-frère Eizik (avide de toutes les occasions pour empêcher le mari de sa sœur défunte, qu’il juge incapable de retrouver la garde de l’enfant) en mangeant, sans un mot, le plat carbonisé et félicitant l’hôte pour sa cuisine, comme un père le ferait à son fils. Les premiers et derniers plans du film se ressemblent à s’y méprendre et pourtant, entre temps, tout a changé : les hommes se sont rabibochés et le regard posé sur ces quelques rues, perdues dans le chaos new-yorkais, forcément exotique au début, a commencé à devenir plus familier.