Eldorado – voilà un mot lexicalisé, galvaudé. Les Conquistadors espagnols étaient à la recherche de cet Eldorado – et peut-être seul Álvar Núñez Cabeza de Vaca, trésorier d’une expédition pour la Floride, le découvrit-il. En tout cas, c’est dans cette figure incroyable de la conquête des Amériques que Nicolás Echevarría trouva, au début des années 1990, son Eldorado personnel, son alter ego cinématographique. « Mieux vaut tard que jamais », dit le réalisateur au moment de présenter son film. Et il est vrai que, en cette année de mysticisme cinématographique compassé, une véritable expérience religieuse œcuménique, brûlante et enivrante, s’imposait.
Álvar Núñez Cabeza de Vaca a racheté, par son histoire, à lui seul les atrocités des Conquistadors – c’est Henry Miller qui le dit. Dans la première partie de son existence, cet Espagnol venu avec son expédition coloniser la Floride s’est retrouvé naufragé, puis aux mains des Indiens locaux. En huit ans, il est passé du statut de prisonnier à celui d’esclave, avant de devenir un mystique rebouteux auquel les miracles qu’on lui imputait valurent une suite de fidèles locaux impressionnante. Ayant repris contact avec la civilisation, Cabeza de Vaca retourna en Espagne – mais l’Espagne est partout, nous dit-il dans le film, alors : dans l’Espagne que les esprits étriqués comprenaient. Cabeza de Vaca avait perdu, semble-t-il, les bornes de son propre esprit lors de son périple titanesque chez les Indiens d’Amérique, et c’est cette intelligence humaniste, œcuménique, totalement hors de phase avec son temps, qui rédigea un récit de voyage qui a inspiré Nicolás Echevarría.
Mais, l’histoire de Cabeza de Vaca ne s’arrête pas là. L’homme est retourné aux Amériques, décidé à poursuivre l’œuvre des Conquistadors à la lumière de sa propre expérience. Cette histoire n’est plus celle de Nicolás Echevarría. Car qu’on ne s’y trompe pas : Cabeza de Vaca tient autant de l’autobiographie que du récit historique. Le réalisateur lui-même serait volontiers l’héritier du shaman guérisseur espagnol : proche des populations indiennes, il s’est servi de sa propre expérience, non pas pour retracer le parcours de Cabeza de Vaca, qui n’est qu’un vecteur, mais des Indiens. Ceux rencontrés par l’Espagnol sont évidemment disparus depuis longtemps, à la fois en tant qu’individu bien sûr, mais également que peuplade, que culture. Ceux rencontrés par Nicolás Echevarría sont encore bien vivants – avec toutes les nuances qu’on peut apporter à cette assertion – mais c’est avec l’idée de rendre compte de leurs cultures, de leurs traditions, que le réalisateur a réalisé Cabeza de Vaca. Ainsi, hormis les interprètes des quatre Espagnols ayant survécu au naufrage, l’intégralité du casting repose sur des Indiens, et leurs cultures et coutumes sont celles montrées à l’écran, pour figurer les rites des Indiens rencontrés par Cabeza de Vaca.
Peter Watkins a montré, avec notamment La Commune, Culloden ou Edvard Munch, que la forme d’un reportage n’est aucunement incompatible avec un sujet historique, si éloigné de nous qu’il soit, pourvu de trouver l’angle qui le rattache à nous. Nicolás Echevarría s’inscrit dans le même rapport à son sujet. Mais Cabeza de Vaca échappe à cette seule classification stylistique, formelle. L’Eldorado, ainsi, semble élever les films tournant autour de lui : on ne peut s’empêcher, ainsi, à la vision de Cabeza de Vaca, d’évoquer le conte hypnotique de Werner Herzog, Aguirre. Les deux films, pourtant distants de plus de 20 ans, partagent leur rapport au héros, une figure totémique, hypnotique, et absolue ; les deux films partagent également leur centre secret : la foi. L’Espagne universelle, citée ci-dessus, de Cabeza de Vaca, n’est pas une parole de conquérant, c’est celle d’un individu conscient que les cultures se répondent, que les fois se valent – mieux, s’englobent, se répondent, se complètent. Cette vision œcuménique est, évidemment, celle du réalisateur, qui a passé tant de temps auprès des Indiens – et c’est là le but profond de son Cabeza de Vaca : partager une perception purement sensorielle de la foi, du délire à la compassion, du partage de vue au désespoir face à l’intolérance.
C’est ainsi que le film « historique » que pourrait être Cabeza de Vaca concentre, en un peu moins de deux heures, les huit ans de périple du conquistador. Nicolás Echevarría prend le parti, dès le début de son film, de le situer hors d’une temporalité traditionnelle : les premières minutes voient ainsi Cabeza de Vaca se rendre compte, éberlué et désespéré, que son aventure américaine a duré huit ans. Quelle a été sa perception de cette strate temporelle ? C’est ce que va s’attacher à décrire Nicolás Echevarría. En deux heures, donc, il va tenter de faire connaître à son spectateur l’épiphanie qui a saisi son héros. Le film oscille entre le style documentaire, et la peinture atemporelle des Indiens natifs d’Amérique, et des séquences proprement expérimentales, faisant fi de l’espace, du temps, de la mort, mais jamais de la vraisemblance animiste vers laquelle veut nous emmener le réalisateur. Cette vraisemblance, c’est celle d’un documentariste qui a tout particulièrement eu à cœur de comprendre les rapports des peuplades qu’il découvrait au mysticisme, et la place des drogues comme le peyotl chez elles. En résulte donc un aspect hybride, entre le réalisme du documentaire, et le délire absolu des scènes plus fantasmagoriques. Dans les Amériques dépeintes par Nicolás Echevarría comme dans la tradition australienne, le monde se comprend mieux, prend sa source, dans le temps du rêve.
Un fantasme d’Eldorado, donc, mythe d’un prosaïque horrible devenu, par le truchement du langage, synonyme d’un rêve peut-être plus pur, moins intéressé. C’est vers cet Eden sensoriel que tend le film de Nicolás Echevarría – un Eden où la bienveillance n’est pas dupe de ses chances face à la marche de la conquête, mais où le discours demeure celui d’une foi véritable en l’être humain, malgré tout. « Mieux vaut tard que jamais », indéniablement.