Caché, plus encore que d’autres films, révèle combien l’image peut être à la fois matériau et objet d’un certain cinéma. Le cinéaste allemand Michael Haneke donne ainsi à voir, dans cette œuvre au réalisme exacerbé, une trame cinématographique évidente, un cadrage serré et de longs plans fixes. Tout cela concourt à la tension angoissante de cette étrange machination qui permet d’interroger l’histoire d’un individu en regard de l’histoire de l’humanité.
Qui est à l’origine des cassettes vidéo qui enregistrent pendant de longues heures l’image de la façade de la maison de Georges ? Où se trouve la caméra qui filme ses allées et venues et celles de sa famille ? Quelqu’un en veut-il à Georges, l’unique destinataire de ces envois sans signature ni revendications ? Que souhaite obtenir le mystérieux expéditeur de ces cassettes, parfois accompagnées de représentations ensanglantées ? Ces questions nourrissent d’autant plus l’angoisse que la police refuse d’intervenir. Chargé de ces interrogations, Caché n’offre finalement pas de solution. De sorte que l’enjeu de ce film réside moins dans son dénouement, que dans ce qu’il recèle dans les interstices de sa mise en scène.
Dès la première scène, l’accent porte en effet sur le jeu visuel entre un présent vécu et l’image de cette réalité. Un très long plan fixe, cadré savamment comme une carte postale, montre ainsi la façade de la maison de Georges. Feux d’une voiture, bruit du frein à main : Georges sort de sa voiture et passe si près de l’objectif de la caméra que le spectateur se sent comme happé dans le cadre de l’image. « Je suis bien assis dans mon fauteuil ; passif, je croyais assister à une représentation cinématographique traditionnelle, mais je suis en réalité déjà victime d’une illusion », se dit l’observateur. En effet, si l’acteur joue, oublie la caméra du réalisateur, et donne l’apparence d’un personnage qui rentre chez lui, soudain, s’ajoutent à cette image les voix off de Georges et de sa femme Anna qui commentent la scène. Le doute s’installe alors quant à la représentation cinématographique. Que voit-on en définitive ? Ce qui est en train de se passer ou ce qui s’est déjà passé ? La « réalité » ou l’enregistrement vidéo d’une réalité ? Le spectateur est joué par l’image ; ce qu’il croit voir au présent a déjà eu lieu ou n’est peut-être même pas réel.
Georges et son épouse Anna sont effrayés du film anonyme de leur quotidien. C’est cependant surtout Georges qui est confronté au questionnement de son passé : quels ennemis s’est-il fait hier ? Que doit-il comprendre et craindre aujourd’hui ? Dans son affrontement avec une mémoire enfouie et refoulée dont la matière sourd aux creux des images, Georges réalise combien le retour du passé ébranle un présent qu’il croyait stable, jusqu’à semer, avec une ombre sur son quotidien confortable, la discorde dans son couple. Lorsque ses investigations le conduisent vers celui qui fut l’un des compagnons de son enfance, Georges est montré par Michael Haneke dans un appartement à l’éclairage blafard. La froideur du pauvre logis paraît ressortir d’une esthétique dépouillée où la chaise se détache sur le vide du mur. Avec ce trait qui n’est pas sans rappeler celui de Robert Bresson, le réalisateur accentue plus encore ce « réalisme » dont il a fait la marque de ses précédents films. Ce dépouillement est lourd de sous-entendus. Au spectateur de mettre alors en perspective la riche bibliothèque murale de Georges et la cuisine sans âme des Habitations à Loyer Modéré.
L’importance du passé et des images audiovisuelles, déjà sensible dans les précédents films de Michael Haneke, est ici plus encore soulignée. Dans Caché, la constante pression « morale » exercée sur Georges, journaliste littéraire à la télévision, l’incite à convoquer les images de ses souvenirs pour tenter de découvrir l’auteur de la mystérieuse machination. C’est ainsi que ressurgit alors un drame de son enfance, enregistré et conservé consciencieusement par les deux meilleurs réservoirs d’images, la mémoire et l’inconscient. Un présent confortable est durement ébranlé par ce passé qui « ne passe pas » car il a refusé de l’assumer. Le trouble est d’autant plus grand, qu’il ne porte pas seulement sur un conflit entre deux enfants mais ressort des événements de la guerre d’Algérie, avec notamment les journées meurtrières du 17 octobre 1961 à Paris, un épisode sans image, longtemps occulté, « caché ».
Depuis ce pont entre le passé et le présent, entre une histoire individuelle en regard de la grande Histoire, Michael Haneke prend date pour l’avenir en un bond saisissant entre aujourd’hui et demain. Quelle est en effet notre attitude face à l’Histoire qui se construit aujourd’hui ? Saurons-nous demain l’assumer ? Dans la tragédie individuelle vécue par Georges, de nombreuses scènes incluent ainsi, en arrière-plan, un poste de télévision qui montre les images de la torture en Irak. Les images télévisuelles contemporaines d’une réalité partagée par tous, ne montrent-elles rien, laissent-elles indifférents les spectateurs ? Insérées dans la fiction de Caché, elles constituent la clef du discours d’Haneke. Reflet d’une fiction ou du réel, l’image de cinéma est-elle de nature à interroger le spectateur, davantage que celle de la télévision ?
Caché est le fruit d’un temps de doutes et de malaises : Seconde guerre mondiale, décolonisation, torture, famine, chaos économiques et sociaux ; quand la mauvaise conscience collective abonde, comment apurer toutes ces dettes ? Si le cinéma a pu jadis être aveugle face à l’Histoire, ainsi que l’ont signalé Serge Daney et Jean-Luc Godard, Michael Haneke rappelle dans Caché que le cinéma se doit aujourd’hui de révéler le passé au présent et, plus encore peut-être, d’aider à une « transfiguration » du présent.
Est-il finalement nécessaire de connaître l’auteur de la manipulation de Georges ? Si personne ne peut-être clairement mis en cause, la responsabilité n’incombe-t-elle alors pas à tout le monde ? Le regard du réalisateur semble s’orienter surtout vers une interrogation sur la responsabilité, dans une humanité responsable où l’homme demeurerait vigilant afin d’éviter la récurrence des erreurs et des fautes du passé. Pour vivre heureux, semble dire Michael Haneke, il ne convient pas de rester caché derrière les crimes passés, mais il faut au contraire accepter de les porter au grand jour. Le présent serait ainsi moins sombre et le futur, s’il n’était pas meilleur, un peu plus lumineux.