Son nom ne vous dit peut-être pas – ou plus – grand-chose. Il a pourtant révolutionné le monde de la mode dans les années 1980 et 1990 en inventant le top-model. Derrière les succès planétaires de Karen Mulder, Eva Herzigova, Naomi Campbell, Linda Evangelista, Iman, Cindy Crawford, Stephanie Seymour ou Gisele Bundchen œuvrait John Casablancas, aux manettes de l’agence de mannequins Elite, fondée en 1971. Hubert Woroniecki, réalisateur de cet Homme qui aimait les femmes, y fut agent entre 1993 et 1997. Ami du bonhomme, il a récolté le témoignage de son ancien boss, longue bande-son sur laquelle Casablancas fait le récit de sa vie, de son histoire, devenue – nous répète l’introduction – le document précieux, incroyable, rare, exceptionnel qui sert de guide, en voix off, à ce documentaire.
Le parrain de la mode
L’introduction du film impose plutôt qu’elle ne propose la valeur inédite de ce document. En offrant une position soi-disant privilégiée au spectateur veinard de découvrir enfin la vérité sur Elite, il l’oblige à adhérer à un point de vue unique, celui de Casablancas, qui ne sera jamais remis en question par les images, toujours mises au service de cette voix d’outre-tombe qui monopolise le film et finit par l’étouffer. Peut-être à la manière dont Casablancas a vampirisé le marché du management de model… Les autres protagonistes n’auront guère plus le droit que le spectateur à se positionner dans cette histoire, notamment les mannequins, cantonnés à cet éternel rôle de groupie/potiche dont les seules paroles restent promotionnelles. En voulant sortir son film des sentiers battus du documentaire en contrepoints – la seule vérité ici sera celle de John – Woroniecki rajoute sa pierre à un édifice qui n’en avait pas besoin, celui des croisements stéréotypés du cinéma et de la mode, bâtis autour du fric et des paillettes, entre soif du luxe et goût du scandale.
Woroniecki entretient le mythe Casablancas, à l’enfance dorée, au physique de tombeur, aux talents culottés de self made man capable de transformer ses fantasmes personnels en business international. Il est vrai que le personnage a de quoi fasciner : Elite, c’est cette agence mondialement connue qui a su profiter de la fin du glamour au cinéma pour le transposer dans le marketing de la mode en donnant aux mannequins, jusqu’alors plutôt anonymes, une aura d’hyper-féminité et des personnalités chocs nimbés de mystère chic. Elle parvint à écraser ses concurrents, détrônant la « marraine » Eileen Ford, et, surtout à supplanter le pouvoir des publicitaires, de la presse, des stylistes, au point que les années 2000 mirent un terme à cette extrême starification du modèle pour rendre les rênes aux créateurs.
Les testicules de la com’
Aussi, conscient du destin fantasmatique de son personnage sans être totalement dupe de son auto-fiction édulcorée, le film se tourne parfois vers l’animation, donnant à Casablancas un côté cartoonesque qui brouille les frontière entre réalité et fiction, transformant par exemple son dépucelage sur la croisette avec une mannequin en joyeuse fantaisie. Mais à l’exception de cette tentative, par ailleurs, peu convaincante, et malgré un matériau archivistique impressionnant nous offrant une délicieuse balade dans les années 1970 à 90 – la bande musicale y est aussi pour beaucoup –, L’Homme qui aimait les femmes ne propose pas de réflexion sur l’image. Pourtant, il n’est question que de cela : l’invention, évidemment, d’une nouvelle image de la femme, toujours au service de l’image de l’agence elle-même ; la folie de filmer de la famille Casablancas et leur goût de la célébrité – jusqu’à aujourd’hui où le fils de John, Julian, est leader du groupe The Strokes ; l’absence à l’écran du corps contemporain de cette voix omniprésente – Casablancas est décédé en 2013 ; le rapport de Casablancas aux médias et sa participation récurrente à des shows télé dont témoignent les archives chez David Letterman et Oprah Winfrey. Sans oublier son indéniable sens de la communication : avant même que l’agence ne soit créée, John lui avait consacré la plus grosse part de son budget, dessinant le fameux logo dont il nous révèle, pas peu fier, la signification : les deux lettres « e » formant deux testicules autour du phallus représenté par les lettres « lit » – ça ne s’invente pas.
Mais attention, que l’on ne s’y méprenne pas : le monsieur n’était pas misogyne non, puisqu’il aimait les (belles) femmes, nous répète à l’envi le film – au cas où le titre nous aurait échappé. Woroniecki enfile les scènes illustratives comme des perles sans s’interroger sur ce que peut être un amour transformant le sexe en business (rappelant volontiers que c’est parce qu’il a toujours couché avec les plus belles filles que John a fini par diriger l’agence Elite) ; ni sur ce qu’on entend par beauté alors qu’elle se joue à trois centimètres. Le film va même jusqu’à faire de Casablancas une pauvre victime, de la trahison ou des sentiments, quand le sujet aborde – très succinctement – les scandales et déboires qui ont traversé sa carrière. A vouloir briser les clichés d’un play boy frimeur, Woroniecki ne parvient qu’à dresser le portrait ultra complaisant d’un Pygmalion érotomane… Tout ça pour ça.