Adaptation du premier roman de Ian Fleming, Casino Royale de Martin Campbell marque une rupture dans la saga James Bond, en cela qu’il impose un nouveau visage au célèbre agent secret, celui de Daniel Craig, et réinscrit le héros dans un univers contemporain. Quinze ans après sa sortie, il apparait aussi rétrospectivement comme annonciateur d’un tournant dans le cinéma d’action, à la fois dans son ton (plus réaliste, plus sombre et moins ludique) et dans les enjeux qu’il soulève : le désenchantement du monde occidental et l’interrogation morale de ses mythes populaires par un retour aux origines. Un mouvement qui trouve un écho tout particulier dans les films de super héros et de comics, comme dans le Batman Begins de Christopher Nolan sorti un an plus tôt ou (au choix) les innombrables reprises de Spiderman.
Dans une mise en abyme de cette volonté de rebâtir le mythe, Casino Royale est borné par des séquences d’action prenant pour décor un chantier. La première, une folle ascension dans un gratte-ciel en construction, redéfinit le personnage de James Bond en héros herculéen, qui s’exprime d’abord par son corps. La dernière, un effondrement, éteint les élans romantiques d’un personnage définitivement ramené à son rapport à la violence.
Cette refonte du personnage opère comme un dénuement, un retour aux caractéristiques élémentaires de James Bond. Le récit tout entier est construit sur une série de défis physiques qui mettent à l’épreuve les instincts primaires du héros : sa capacité de résilience (de l’empoisonnement à la torture, en passant par un accident de voiture) et sa sauvagerie. Dans une séquence pré-générique très épurée et en noir et blanc, qui fait office d’acte fondateur, la nature de ce nouveau James Bond est froidement exposée : il est un homme qui tue et jouit de tuer. « Indéniablement », répond froidement l’agent à sa nouvelle victime qui l’interroge sur son plaisir à tuer, reprenant dans un registre sombre et concis le goût de la punchline cher au personnage.
La fin de l’homme blanc
Le corps de Daniel Craig, dont le film souligne la massivité et la rectangularité, incarne cette mutation. Dans le climax du film, une séance de torture particulièrement crue, la pénombre souligne les lignes du corps exhibé du héros. Cette séquence masochiste, interrompue seulement par un twist narratif, achève, non sans lourdeur, d’édifier James Bond en figure sacrificielle et décadente.
La bestialité de 007 version Daniel Craig, trait récurrent des héros de films d’action des années 2010 (Ryan Gosling dans Drive, Brad Pitt dans Fury ou Leonardo DiCaprio dans The Revenant) apparaît par ailleurs comme le miroir grossissant d’une certaine idée du déclin. Pierce Brosnan incarnait un Bond charmeur et rieur, très assuré, confronté aux méchants encore cartoonesques d’une époque post-guerre froide où régnait la supériorité technologique des pays du Nord (les gadgets). Dans la figure qu’incarne Daniel Craig, brutale et mutique, transparaît au contraire l’anxiété et le pessimisme d’un monde obsédé par le 11 septembre (la séquence du terroriste de l’aéroport y fait directement référence.) C’est un pouvoir moins légitime que l’agent secret représente et son action s’inscrit dans une réflexion sur l’interventionnisme : James Bond est un électron libre, un chien fou à la gâchette facile, faisant peu de cas des pertes humaines. Son premier acte de bravoure dans une ambassade est d’ailleurs perçu comme une bavure.
Le film met ainsi en lumière une société blanche en proie à la décadence : tous les décors du film (les grands hôtels dans un paradis fiscal, la ville monténégrine corrompue jusqu’à Venise rongée par les eaux) en soulignent la dépravation. Quand le récit converge vers la confrontation entre James Bond et Le Chiffre, trader sans scrupule au service du terrorisme mondial, les gadgets et les acrobaties sont marginalisés pour laisser l’action se concentrer sur une discipline qui symbolise les vices d’un monde obnubilé par l’argent : le poker. Les parties sont construites comme des scènes d’action sur un principe de surenchère, entrecoupées d’instants où Bond est confronté à la mort : il tue des terroristes dans un hall d’escalier, manque de commettre l’irréparable en cherchant l’affrontement physique avec le méchant, et survit de justesse à un empoisonnement. Jouer, tuer ou mourir, voilà les choix sans issue morale qui se présentent au héros et au monde qu’il défend.
Permis d’aimer
Comment justifier alors la violence ? Si James Bond reste encore une figure héroïque, c’est que le récit joue de ses failles en lui offrant une perspective romantique. Orphelin, donc éduqué sans amour, l’homme n’aspire qu’à aimer. Dans ce prequel, James Bond en a le droit. Le guerrier sauvage et grossier (ces dialogues avec le personnage d’Eva Green oscillent entre la maladresse et le machisme de bas étage) « enlève son armure » au contact de la mystérieuse Vesper et se met à entrevoir une autre vie dans une suite de séquences amoureuses aux allures de cartes postales (une chambre d’hôtel, une plage déserte, Venise).
Le scénario, par un dernier twist, enlève toutefois ce droit d’aimer, infligeant à James Bond la blessure fatale qui justifiera ses crimes à venir. « Mission accomplie, cette garce est morte » conclut le héros. Si l’épanouissement final du caractère rustre du personnage ne manque pas d’intérêt, la justification de ses actes par le dolorisme n’est pas sans poser problème, d’autant qu’elle annonce une tendance durable dans la production hollywoodienne. Dans Joker, Todd Haynes parvient (espérons) au bout de cette logique en proposant un axiome absurde : les souffrances d’un seul individu justifient les violences de toute une société.