Cinéphile réputé, défricheur de talents ayant contribué à projeter sur les écrans français des pans entiers du cinéma mondial, Pierre Rissient fut aussi le réalisateur de deux longs-métrages ayant pour cadre l’Asie : Alibis, sorti en 1977, et Cinq et la peau, sorti en 1982. Le projet de ce dernier film naît tandis que Rissient collabore au montage d’un long-métrage du réalisateur philippin Lino Brocka, dont il est proche. Travaillant sur place, à Manille, il éprouve alors le désir de reprendre la caméra pour filmer à travers la ville la déambulation solitaire d’un Européen à la recherche de lui-même. Invisible depuis sa sortie, le film ressort en salle et en DVD dans une magnifique copie, alors que Pierre Rissient nous a quittés il y a quelques jours, à l’âge de 81 ans.
Solitude du cadre
Le personnage d’Yvan, incarné par Féodor Atkine, se pose somme toute comme le descendant d’une tradition romanesque apparue avec la colonisation, et que l’on retrouve notamment dans les récits de Joseph Conrad. Une tradition qui relate autant l’exploitation de l’indigène et de ses terres, que la lente mais inexorable chute d’un Européen parti sous les tropiques pour se réinventer. Ici, Yvan, errant dans le chaos et l’agitation de Manille, loin de ses racines, cherche à renouer avec lui-même, à retrouver le fil de son existence. Mais dans cette terre étrangère, il ne peut que se cantonner dans les marges de l’observation et de l’introspection, et ce autant par fatalisme que par goût. Et cette déambulation, loin de le faire renaître, le conduit plutôt vers une forme de naufrage individuel.
Pour des raisons pratiques nous dit-on, le film laisse de côté les dialogues, préférant se concentrer sur l’utilisation exclusive de la voix off de l’acteur principal lorsqu’il s’agit de retranscrire ce que disent les personnages, de décrire la situation, et surtout de laisser transparaître le monologue intérieur d’Yvan, le flux de ses pensées. Mais plus qu’une contrainte technique, cette approche apparaît également comme une façon de se couper de l’extérieur, de faire en sorte que le dehors soit toujours tenu à une forme de distance, comme digéré par le prisme de l’intériorité d’un personnage qui ne peut sortir de lui-même et unir véritablement sa voix au sein de la grande symphonie qu’il côtoie en spectateur. Seul dans sa chambre d’hôtel, fumant une énième cigarette dans la nuit tropicale, les mots lui apparaissent alors non pas comme ce qui relie à autrui, mais comme une matière par laquelle il tente désespérément de modeler et structurer sa pensée.
Cette introspection et cette solitude sont aussi accentuées par une mise en scène épurée. Au grouillement des rues, des extérieurs, se superposent d’un côté la beauté des intérieurs traditionnels, de l’autre la froideur des hôtels modernes. En s’appuyant sur un nombre réduit de plans, le plus souvent fixes, le cinéaste cherche à trouver l’angle juste qui lui permettra de définir un espace à même d’enfermer le personnage dans sa solitude, à le couper du dehors. Le subtil équilibre des formes qui structurent le cadre génère un sentiment d’harmonie et de vide à la fois reposant et angoissant, prompt à favoriser la méditation et le retour sur soi. Mais ces cadres aérés ne sauraient engendrer cette sensation de temps suspendu sans s’appuyer sur la durée des plans, sur leur lenteur. C’est via ces durées que l’écoulement de chaque seconde semble palpable, que la chaleur, la torpeur et la moiteur du climat se font ressentir. La pesanteur se dépose tel un voile de plomb sur les épaules du personnage. Le parfum vénéneux de la mélancolie, insensiblement, se diffuse.
Le corps en fuite
Marcher, boire des breuvages frais, prendre le soleil, tout cela ne suffit pas. Et le personnage d’Ivan se doit malgré tout d’obéir à une logique qui le met en mouvement ; et cette logique est celle du sexe. Cette recherche des corps est finalement ce qui ordonne et structure son existence, ce qui dessine un parcours au sein de promenades qu’il souhaitait pourtant effectuer sans boussole. L’homme apparaît ici tel un chasseur de chair fraîche qui, sans cette impulsion, ne pourrait que se dessécher et tomber dans le désespoir. La volonté d’opérer un retour sur soi se révèle être un échec lorsqu’il apparaît que l’individu cherche au contraire à s’oublier, à se perdre non pas dans l’alcool ou les drogues, mais en possédant physiquement des corps éphémères. Le sexe pour ne pas penser. Pour ne pas penser qu’on est seul, et que son confort d’Européen repose sur un arrière-plan sinistre fait de misère, dans un monde en mouvement, dans lequel la globalisation marchande impose ses codes économiques et culturels, et substitue aux traditions ancestrales des plaisirs et des esthétiques de pacotille.
Mais cette jouissance des corps que recherche Yvan, à quel prix s’exerce-t-elle ? Au prix de jeunes indigènes d’une beauté prodigieuse que l’on cueille facilement sur les chaises de bars, de ces femmes qui n’ont rien d’autre à vendre que leur beauté, et qui voient dans l’Européen la promesse d’une échappatoire temporaire ou définitive à leur condition sociale. Mais pour le chasseur, le sexe qui s’offre perd de sa saveur. Et Yvan de poursuivre un certain type de jouissance qui répond à des désirs toujours plus ambigus et cyniques, où la haine de soi se répercute sur des corps que l’on cherche dorénavant à posséder sans considération aucune.