Bien qu’il ne fut pas le premier road-movie de l’histoire du cinéma, c’est à la sortie de Cinq pièces faciles que les critiques inventèrent la désormais fameuse dénomination. Or, l’anecdote s’arrêterait là si le film de Bob Rafelson, dans la foulée de Wanda et un an avant Macadam à deux voies, n’affichait pas les signes d’une modernité (et d’un genre) essentiellement marquée(s) par la fêlure et l’errance de ses sujets. Ici, Robert Dupea, ouvrier hâbleur, qui doit faire face à ses origines, au cœur d’un récit où se confrontent individualisme américain et poids d’un certain héritage européen.
Le tracé de Cinq pièces faciles, et du road-movie en général, n’est jamais exempt de virages et autres revirements. Au regard des premières images sur fond de couchant – dont les teintes rappelleront à certains celles de La Balade sauvage – rien ne laissait présager que son déroulement tiendrait plus de l’odyssée que de la simple chronique californienne. Ainsi, à première vue, Bobby (mystérieux Jack Nicholson), ne fait pas tâche sur ce chantier de forage pétrolier où il officie. Son énergie, sa gouaille frondeuse nous sont données comme telles. Or, l’entêtement que met ce dernier à fuir ses responsabilités conjugales (avouer son amour, désirer un enfant) fait de lui quelqu’un de profondément instable. Le jour où il apprend la maladie de son père, Bobby n’a plus d’autre choix que de rejoindre le monde dont il s’est depuis longtemps détourné, celui de ses origines bourgeoises.
Divisé en trois parties, Cinq pièces faciles est un road-movie qui ne se révèle pas d’emblée comme tel. Sa trajectoire est d’abord contrariée par ce personnage d’insatisfait qui n’hésite pas à cracher son venin à la face de sa femme serveuse (Rayette ou l’extraordinaire légèreté de Karen Black) pour mieux découcher avec d’autres. Il est donc ici question d’une figure rebelle qui, refusant l’ancrage conjugal, dévoile dès l’ouverture sa part fuyante. La formidable séquence où, coincé dans un embouteillage, Nicholson monte sur une remorque pour jouer du piano avant que l’engin ne redémarre, change d’axe routier et l’envoie déambuler sur les trottoirs demeure en cela exemplaire. Si elle dévoile combien le cinéma des seventies s’est toujours permis ce genre de beaux relâchements, elle informe surtout de l’« errance » proprement mentale de Bobby. Ainsi bousculé par cette musique des origines (Bobby fut dans sa jeunesse un virtuose du piano), Robert se décide, bon gré mal gré, à rejoindre, en compagnie de Rayette, l’île où se terre les vestiges de sa famille. Dinner, motel, bande-son douce-amère, les lieux traversés reflètent alors une Amérique vidée de sa substance. Et quand bien même la rencontre a lieu (une hippie cloîtrée dans ses clichés, une serveuse très conformiste), la route filmée par Bob Rafelson ne semble déboucher que sur ces frictions symptomatiques d’une communauté éclatée.
Or ce seront là premiers signes du désenchantement à venir. Par la suite, dans la demeure familiale, Bob Rafelson ne fera qu’épingler l’impossible entente des corps et des classes. Le repli mortifère des bourgeois empêtrés dans leurs stéréotypes face à la légèreté populaire de Rayette renverra tout le monde dos à dos. Au centre de ce tiraillement, Jack Nicholson incarne (avec une tempérance qui lui fera un peu défaut par la suite), l’âme torturée par laquelle cette double identité demeure irréconciliable. Et c’est bien en se frottant à ces divisions que le récit de Rafelson parvient lui, dans son déroulement, à saisir les enjeux de crise (d’identité, d’image) qui contamine l’Amérique d’alors. À l’image de l’embarcation qu’il faut franchir pour passer d’un monde à l’autre (l’Amérique / l’Europe, le Sud / le Nord à défaut d’un Ouest / Est), son film, tel un cousin de Portrait d’une enfant déchue, a l’intelligence (la prescience ?) de réfléchir le nœud d’une décennie, où s’entremêleront constamment identité américaine et poids (entendre conscience) de l’Ancien Monde. Malgré cela, il ne faudrait pas s’y tromper : Rafelson semble bien se garder de voir dans ces échanges un horizon salutaire. Lorsqu’au terme du film, Nicholson affronte au miroir cette image où se dispute la mythologie d’un dehors (américain) à celle d’une introspection (européenne), la fêlure de l’homme apparaît comme déjà consumée et largement indécidable. Et de ce mystérieux frottement que Cinq pièces faciles n’a cessé d’interroger, il est finalement remarquable qu’il soit symbolisé par le romantisme d’une figure plongée ici dans ses tourments et d’un individu fuyant là, tel un cowboy fordien, le champ d’une existence que rien, plus même sa femme principale victime de l’histoire, ne semble alors conduire.