Figure de proue du cinéma chinois contestataire dans les années 1980 et 1990 (Le Sorgho rouge, Judou, Épouses et concubines, Qiu Ju, une femme chinoise ou encore Vivre ! ont tous connu des problèmes avec la censure étatique), Zhang Yimou a depuis considérablement revu sa position au sein du paysage cinématographique national : glorifiant maintenant l’unité du pays par le biais de grosses productions populaires (Hero en 2002, Le Secret des poignards volants en 2004), l’homme est même devenu le cinéaste officiel du pouvoir en place lors des Jeux Olympiques de Pékin en 2008. Cette drôle de reconversion – qui confirme les ambiguïtés idéologiques de « l’ouverture » de la Chine sur le reste du monde – ouvre l’horizon du cinéma de Zhang Yimou autant qu’il en révèle les limites. Là où Judou ou Épouses et concubines trouvaient leur véritable force dans l’ostracisme des décors pour mieux dénoncer l’archaïsme des traditions, le réalisateur trahissait déjà quelques faiblesses de traitement lorsque dans Vivre !, par exemple, il s’agissait de confronter l’intime à l’histoire collective.
Toile de fond
Dans Coming Home comme dans Sous l’aubépine (réalisé en 2010 mais resté inédit chez nous), Zhang Yimou semble vouloir réinjecter du politique dans son décorum en y intercalant les ravages de la Révolution culturelle. Il nous raconte ici l’histoire de Feng qui élève seule Dan Dan, une adolescente danseuse étoile ambitieuse et entièrement dévouée au régime, alors que Chen, son mari, croupit en prison depuis une quinzaine d’années. Le jour où la mère et la fille sont informées de l’évasion du tiers absent, la panique s’installe : Dan Dan risque d’être écartée du prochain spectacle pour lequel elle répète tant, tandis que Feng hésite à ouvrir sa porte à l’indésirable de peur de contrarier les projets de sa fille. Mais par un mauvais concours de circonstances, Feng subit un choc traumatique et perd la mémoire. Trois ans plus tard, alors que la Révolution culturelle touche à sa fin et que Chen est réhabilité, la femme ne reconnaît plus l’homme qui se présente à elle.
Si la question politique constitue un point de départ au mélodrame, elle reste un prétexte que Zhang Yimou ne décortique jamais. Se contentant de miser sur le traumatisme collectif qu’a engendré la Révolution culturelle auprès d’une grande partie de la population chinoise, le réalisateur ne cherche à aucun moment à ce que le rapport conflictuel entre la petite et grande histoire s’incarne par des idées ou un discours. Nous ne saurons jamais pourquoi Chen a été emprisonné, ni ce qui a conduit Feng à élever sa fille de telle manière qu’elle vive aussi égoïstement sa soumission aux valeurs du régime que son père a pourtant combattues. Il semble que les personnages n’existent que pour figurer les impossibles retrouvailles de cette famille, murant chaque protagoniste dans une position dont il ne pourra plus sortir. Par exemple, à la fin de la Révolution culturelle, l’arrogance de Dan Dan se mue en lourde culpabilité dont le personnage ne se départira plus, littéralement sacrifié sur l’autel des conventions narratives.
Les trous de la mémoire
Pourtant, le thème principal de Coming Home ne manquait pas de potentiel cinématographique. On retrouve même la finesse et le talent de Zhang Yimou dans un certain nombre de scènes où Chen s’évertue par tous les moyens possibles à convaincre Feng qu’il est bien le mari qu’elle attend depuis deux décennies. Tour à tour accordeur de piano ou simple voisin venu lire d’anciennes lettres d’amour, le mari organise sa propre mise en scène, tentant désespérément de trouver une porte d’entrée vers la mémoire chamboulée de son épouse. On devine à cet instant ce que le réalisateur a voulu approcher : l’amnésie de Feng et l’anonymat auquel est condamné Chen, ancien paria du régime, renvoie bien évidemment au collectif qui n’a jamais pu mener un travail réflexif sur les heures les plus sombres de son histoire.
Seulement, trop timoré, le réalisateur n’explore pas davantage cette métaphore en se rangeant derrière les artifices du mélodrame. À renfort de musique larmoyante (dans les scènes qui n’en avaient vraiment pas besoin), d’une bande-son qui insiste sur la violence de la séparation (notamment lors de l’interpellation du mari à la gare) ou encore d’incessants zooms sur les visages contrits employés pour dissimuler la relative vacuité des enjeux, Zhang Yimou trahit un goût un peu poujadiste pour les effets au détriment de cette ambiguïté morale qui a souvent su caractériser son cinéma. Les acteurs (Gong Li et Chen Daoming en premier lieu, mais aussi la jeune révélation Zhang Huiwen), presque trop parfaits dans leurs partitions respectives, ne méritaient pas d’être à ce point emprisonnés dans ce film visiblement effrayé par son vrai sujet.