De l’usage délicat de l’expérience du réel dans un cinéma de fiction : où on se rappelle que le désir de réalisme, si bien intentionné qu’il soit, ne saurait s’accomplir à l’écran au détriment du désir du cinéma. On ne reviendra pas sur les films non documentaires, petits et grands, que des cinéastes ont tirés d’une matière documentaire. En revanche, lorsqu’un nouveau venu, riche d’un parcours dans un métier non artistique mais bonne source de fictions, ambitionne de tirer parti de son expérience professionnelle pour faire ses premières armes derrière la caméra, la gageure n’est pas vraiment la même.
On connaît déjà l’ancien policier Olivier Marchal, devenu acteur et réalisateur de polars légitimés par ses années au feu (« J’ai filmé ce que j’ai vécu »), mais à l’horizon cloisonné entre épisode de luxe de feu sa série Central nuit et héritier naturaliste des films de série pépères des années 1950 avec Gabin et Ventura. Commis d’office, lui, est le premier long métrage de Hannelore Cayre, ancienne juriste dont le parcours lui a déjà inspiré un roman qu’elle porte ici à l’écran. Comme son titre l’indique, elle nous propose un aperçu de cette fonction peu considérée qu’est l’avocat commis d’office : de facto un défenseur par défaut, officiant au plus bas de l’échelle sociale, celui-ci entend en quelque sorte projeter l’envers de la brillance de prétoire animant les films de procès et les éclats médiatisés des Vergès, Collard et consorts.
Dans une fiction de cinéma, le vérisme des situations ou des milieux, s’il offre évidemment la promesse d’un regard sur le réel, ne justifie son existence que s’il constitue un point de départ pour un développement plus souterrain et plus profond, menant au-delà de la lisibilité immédiate. Les premières scènes de Commis d’office sont ce point de départ, mais aussi, on peut d’avance le regretter, l’argument de vente du film : la reconstitution sèche et minutieuse du travail laborieux des avocats commis d’office, au rythme d’activité et au train de vie des plus aléatoires, puisque de même que leurs clients n’ont guère le choix de leur défense, eux ne peuvent pas vraiment se payer le luxe de choisir qui ils vont défendre. À travers la galère — inaccoutumée au cinéma chez un personnage en robe noire — et le regard désabusé du protagoniste incarné par Roschdy Zem, la réalisatrice offre d’entrée de jeu un aperçu désenchanté et vidé de tout glamour sur l’exercice de la justice française. En réalité, elle ne fait que griller toutes ses cartouches.
« Vision de carnaval »
Vient le moment où le film doit démarrer pour de bon, se développer, exprimer un propos concret : ce qu’il tente de faire en délaissant l’inspiration documentaire pour faire de la fiction, voire du film de genre (risqué : c’est le chausse-trappes préféré du cinéma français actuel). L’évolution du personnage central, tenté par l’argent facile et pas propre sous la coupe d’un collègue aussi outrageusement aisé que véreux, fait alors mine de pointer une menace de corruption qui minerait ce versant mal aimé du système judiciaire. Las, l’auteur n’a déjà plus rien à dire, plus rien à faire valoir, et dès la première apparition d’un Jean-Philippe Écoffey impossible en mentor/parrain croisé de Bernard Tapie et d’un animateur télé, son film implose sans rémission autour de son antihéros, sous la surcharge de n’importe quoi : scénario de polar indigent, personnages relevant tous de la caricature la plus grotesque, réalisation qui ne voit pas plus loin que le bout de sa lentille. Même Roschdy Zem, d’ordinaire convaincant, fait ici peine à voir, tentant de jouer la distanciation dans un rôle tout en relativisme moral, mais visiblement gêné d’être cerné par tant de nullité.
Il y avait pourtant, dans ce ratage, matière à rebondir : la caricature eût pu être une forme de satire ; les pistes les plus aberrantes du scénario (comme la croyance solitaire de l’avocat voyou qui voit en Zem le sosie d’un certain malfrat qui, en réalité, ne lui ressemble que très vaguement et de très loin) semblent ouvrir la perspective d’un comique de l’absurde kafkaïen. Encore eût-il fallu derrière la caméra un regard de cinéaste pourvu d’un minimum d’ampleur. Le drame de Cayre est qu’au-delà de ses anecdotiques petites reconstitutions du réel dont elle fait la mise en bouche de son film, elle ne met en œuvre aucun vrai point de vue sur ce qu’elle met en images. À moins que ce ne soit cette vision de carnaval qu’elle en livre, guère plus évoluée qu’une illustration du Canard enchaîné, qui en tienne lieu par défaut — mais ses idées, au fond, sont-elles moins simplistes ? Sa peinture de la corruption, pas inoffensive dans sa grossièreté, se laisse aller à trahir une vision des rapports de classes à la condescendance malodorante. Le goût du lucre s’y limite à son image la plus primaire et démagogique : flambe outrancière, vulgarité volubile et gros cigare à la bouche. Et la rédemption en consiste — on se frotte les yeux pour y croire — à donner un de ces cigares à un démuni… Le plus pourri dans cette affaire n’est peut-être pas celui qu’on croit.